Le livre du juriste international et avocat Philippe Sands est publié en 2016 sous le titre : East West Street: On the Origins of “Genocide” and “Crimes Against Humanity” (New York, Alfred A. Knopf). C’est à la fois une autobiographie familiale — une enquête sur les origines de sa famille — et une réflexion sur la criminalité nazie (Hans Frank) et sur les notions de crime contre l’humanité (Hersch Lauterpacht) et de génocide (Raphael Lemkin). Il est traduit en français l’année suivante sous le titre Retour à Lemberg (Paris, Albin Michel). L’auteur s’exprime lors d’une conférence organisée par l’Institut Max-Planck de droit procédural réglementaire international et européen du Luxembourg (11 octobre 2017).
La traduction française sur le site de l’éditeur (Albin Michel)
La traduction française sur le site de l’éditeur (Le Livre de poche)
Le livre trouve son origine dans une conférence donnée à Lviv (Lemberg) en octobre 2010. Dans le prologue, l’auteur rapporte la réponse qu’il fait à une question sur la différence entre crime contre l’humanité et génocide :
« Imaginez le meurtre de 100 000 personnes qui appartiennent au même groupe », ai-je répondu, « des Juifs ou des Polonais de Lviv. Pour Lauterpacht, le meurtre d’individus, s’il relève d’un plan systématique, serait un crime contre l’humanité. Lemkin, lui, s’intéressait au génocide, au meurtre d’un grand nombre d’individus, mais avec l’intention de détruire le groupe dont ils font partie. Pour un procureur d’aujourd’hui, la différence entre les deux situations est avant tout liée à l’intentionnalité : pour prouver le génocide, vous devez montrer que le meurtre est animé par une intention de détruire le groupe, tandis que, pour prouver le crime contre l’humanité, une telle intention n’a pas besoin d’être établie. » J’expliquai qu’apporter la preuve d’une destruction intentionnelle est notoirement difficile, dans la mesure où ceux qui participent aux meurtres ne laissent généralement pas de traces écrites permettant d’établir des preuves.
Philippe Sands, Retour à Lemberg, Paris, Albin Michel, 2017, Le Livre de poche, 2019, pp. 38-39.
Dans l’épilogue, l’auteur ajoute :
Une hiérarchie informelle s’est imposée. Dans les années qui ont suivi le procès de Nuremberg, le terme de génocide a suscité un vif intérêt dans les cercles politiques et les débats publics. Il est devenu le « crime des crimes », élevant la protection des groupes au-dessus de celle des individus. La puissance du terme forgé par Lemkin l’explique peut-être, mais, comme l’avait craint Lauterpacht, sa réception a entraîné une bataille entre victimes, une concurrence, où le crime contre l’humanité a été perçu comme le moindre des deux maux. Ce n’était pas là seulement l’effet pervers des efforts menés en parallèle par Lauterpacht et Lemkin. Prouver le crime de génocide est difficile, et comme j’ai pu moi-même le constater dans les cas que j’ai plaidés, administrer la preuve de l’intention de détruire un groupe ou une partie d’un groupe, comme l’exige la Convention sur le Génocide, peut avoir des conséquences psychologiques malheureuses. Cette exigence de la Convention accroît en effet le sens de la solidarité au sein du groupe des victimes et elle renforce, dans le même mouvement, les sentiments négatifs à l’égard du groupe auteur des crimes. Le « génocide », dont la cible est un groupe, tend à aiguiser le sentiment du « nous » contre « eux », il renforce l’identité collective, et peut créer le problème qu’il cherche précisément à résoudre : en montant un groupe contre un autre, il réduit les chances d’une réconciliation. Je crains qu’il ait ainsi affaibli notre conception du crime de guerre ou du crime contre l’humanité, car le désir d’être reconnu comme victime d’un génocide est devenu une « composante essentielle de l’identité nationale », sans véritablement contribuer à la résolution de disputes historiques ou à la réduction du nombre des tueries de masse.
Philippe Sands, Retour à Lemberg, Paris, Albin Michel, 2017, Le Livre de poche, 2019, pp. 616-617.
Carte : Europe Nord-Est économique illustrée, Blondel La Rougery (Paris), 14 février 1944.
Crime contre l’humanité et génocide : textes fondateurs (1945-1998)