Le recul de l’État depuis les Trente Glorieuses

II. Le recul de l’État depuis les Trente Glorieuses
A. Un désengagement économique
1. Le tournant « néo-libéral »
2. Une libéralisation ébauchée pendant les Trente Glorieuses
3. Un tournant confirmé dans les années 1980
B. Des limitations de souveraineté et des transferts de compétence : la construction européenne et la décentralisation
1. Une juridiction supranationale : la Cour européenne des droits de l’homme
2. La construction communautaire : des Communautés à l’Union européenne
3. La décentralisation : collectivités territoriales et EPCI
C. Une perte d’autorité ou de légitimité
1. La crise de mai-juin 1968
2. La critique de la technocratie
3. La crise de la représentation politique

LANGLOIS | CC BY-NC-ND 4.0


II. Le recul de l’État depuis les Trente Glorieuses

La Ve République survit au général de Gaulle et à son premier successeur, mais l’action de l’État connaît une érosion dans le dernier quart du XXe siècle : un désengagement économique, des limitations de souveraineté et des transferts de compétences, une perte d’autorité ou de légitimité.

A. Un désengagement économique

L’action de l’État connaît un tournant « néo-libéral » dans le dernier quart du XXe siècle, mais sa datation reste discutée : ébauché pendant les Trente Glorieuses, confirmé dans les années 1970, il s’accentue dans les années 1980, après le « tournant de la rigueur » de 1983.

1. Le tournant « néo-libéral »

Le tournant « néo-libéral » se manifeste en 1976, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, après la démission de son premier Premier ministre, Jacques Chirac et son remplacement par Raymond Barre, chef du gouvernement et ministre de l’Économie et des Finances.

La France est alors par frappée par la « crise ». La croissance est négative en 1975 (- 1 p. 100) alors qu’elle était supérieure à 5, en moyenne annuelle, pendant les Trente Glorieuses. L’augmentation du chômage se conjugue à une forte inflation, ce qui contredit les observations de la courbe de Phillips.

Le nouveau Premier ministre met en œuvre un plan d’austérité (22 septembre 1976) qui donne priorité à la lutte contre l’inflation ; c’est la condition de la compétitivité, explique-t-il, de la croissance et de l’emploi. En 1980, interrompu par des manifestants au cours d’un discours — « Deux millions de chômeurs en France ! » —, Raymond Barre déclare : « Les chômeurs pourraient essayer de créer leur entreprise au lieu de se borner à toucher les allocations de chômage ! » (Discours de clôture de la IVe semaine du travail manuel, Grand Palais, 2 mars 1980.)

La présidence de Valéry Giscard d’Estaing marque donc un recul de l’intervention publique : abandon des politiques de relance, recul de la planification. La mise en œuvre VIIe plan (1976-1980) est compromise par la « crise ». Le VIIIe plan (prévu pour la période 1981-1985) ne formule plus aucun objectif chiffré et l’alternance de 1981 entraîne son abandon.

2. Une libéralisation ébauchée pendant les Trente Glorieuses

Le tournant de 1976 ne doit pas être exagéré : l’intervention publique reste tempérée pendant les Trente Glorieuses et le retrait de l’État s’ébauche dans le courant des années 1960, en raison d’une plus grande ouverture de l’économie française.

L’intervention publique reste tempérée par la persistance d’un courant libéral qui se manifeste à plusieurs reprises et vise à limiter les dépenses publiques : le gouvernement Pinay en 1952, le plan de stabilisation du ministre des Finances Valéry Giscard d’Estaing en 1963.

L’ouverture de l’économie française modifie les conditions de l’intervention publique. Elle repose sur des choix qui datent de la IVe République, mais produit toutes ses conséquences dans les années 1960. La France est membre fondateur du GATT (1947) et de l’OECE (1948). Elle s’engage dans la construction européenne : création de la CECA (1951) et de la CEE (1957).

La libération effective des échanges intervient dans les années 1960. Au sein de la CEE, la réduction des droits de douane commence au 1er janvier 1959, atteint 50 pour 100 au 1er janvier 1962 et s’achève au 1er juillet 1968. Dans le cadre du GATT, les négociations du Dillon Round (1960-1962) et du Kennedy Round (1964-1967) entraînent de nouvelles réductions des tarifs douaniers.

Or l’ouverture modifie les objectifs et les méthodes de l’intervention publique et conduit à un assouplissement du dirigisme. La planification vise désormais à la modernisation de l’appareil industriel : elle entend favoriser son adaptation à la concurrence internationale et encourage l’initiative privée. L’État redéfinit ses rapports avec le secteur public : l’objectif initial était avant tout de produire ; il s’agit désormais d’améliorer son efficacité et sa rentabilité.

3. Un tournant confirmé dans les années 1980

L’alternance de 1981, la première sous la Ve République, ouvre une parenthèse, sans interrompre le processus ; le « tournant de la rigueur » referme la parenthèse en 1983.

Soutenu par l’ensemble des forces de gauche, François Mitterrand l’emporte sur le président sortant, obtient une majorité à l’Assemblée nationale et met en œuvre une politique nouvelle qui renoue avec les principes de l’immédiat après-guerre. Une politique de relance fondée sur l’augmentation des salaires et la redistribution. Une vague de nationalisations sans précédent : la part du secteur public dans l’industrie passe de 6,1 à 18,6 p. 100 ; de 39,5 à 53,8 dans les banques et assurances. Une relance de la planification : un plan intérimaire conforme aux nouvelles orientations se substitue au VIIIe plan et couvre la période 1982-1983.

La plupart des économies occidentales s’engagent au contraire dans une voie néo-libérale et l’économie française se heurte à la contrainte extérieure. C’est pourquoi le gouvernement se résout à adopter une politique différente, qui donne la priorité à la lutte contre l’inflation — la désinflation compétitive — et au rétablissement des grands équilibres. C’est le « tournant de la rigueur » de 1983 ; un tournant dicté par les circonstances, mais comparable à celui de Bad Godesberg pour la social-démocratie allemande.

Le tournant de la rigueur contribue sans doute à la défaite de la gauche en 1986. L’opposition remporte les élections législatives et François Mitterrand est contraint à la « cohabitation » — « un terme tout à fait impropre », indique-t-il le 28 avril 1985. Le gouvernement Chirac s’engage dans une politique résolument néo-libérale : la suppression de l’impôt sur les grandes fortunes établi par la gauche en 1982 ; des privatisations qui portent à la fois sur les nationalisations de 1982 et sur celles de la Libération.

Réélu en 1988, François Mitterrand observe en principe la règle du « ni-ni » fixée pendant la campagne — ni nationalisation, ni privatisation —, mais les gouvernements socialistes du début des années 1990 consentent néanmoins à des privatisations partielles ou rampantes et le retour de la droite en 1993 entraîne de nouvelles privatisations. La planification est finalement abandonnée : préparé en 1992, le XIe plan (1993-1997) n’est pas mis en œuvre par la majorité élue en 1993. Le désengagement de l’État fait en définitive l’objet d’un consensus entre la droite et la gauche (de gouvernement) ; en témoigne les déclarations du Premier ministre socialiste Lionel Jospin, en 1999, après l’annonce de plusieurs milliers de licenciements par la firme Michelin : « Il ne faut pas tout attendre de l’État » ; « Je ne crois pas qu’on puisse administrer désormais l’économie. Ce n’est pas par la loi, les textes, qu’on régule l’économie. » (13 septembre 1999.)

À partir des années 1980, l’État s’efforce de composer avec la mondialisation contemporaine, c’est-à-dire avec les forces du marché à l’échelle mondiale, lesquelles réduisent sa liberté d’action. La transnationalisation des firmes entraîne la mise en concurrence des territoires et fait de la compétitivité territoriale l’un des premiers objectifs des politiques publiques. La financiarisation de la dette publique, c’est-à-dire le fait pour les États d’emprunter sur les marchés financiers, et le creusement des déficits publics, place la puissance publique sous le contrôle des agences de notation qui jugent de sa solvabilité.

B. Des limitations de souveraineté et des transferts de compétence : la construction européenne et la décentralisation

La construction européenne et la décentralisation de la République entraînent des limitations de souveraineté ou des transferts de compétences : l’État doit désormais composer avec des juridictions ou des institutions européennes, comme avec les collectivités territoriales.

1. Une juridiction supranationale : la Cour européenne des droits de l’homme

La France est membre fondateur du Conseil de l’Europe : elle souscrit à la Convention européenne des droits de l’homme et reconnaît la juridiction de la Cour européenne des droits de l’homme.

Le Conseil de l’Europe date de 1949. Ses membres adoptent l’année suivante une Convention européenne des droits de l’homme qui prévoit la création d’une Cour européenne des droits de l’homme ; elle tient sa première session en 1959. La France ratifie la Convention en 1974 et autorise ses ressortissants à saisir la Cour, à titre individuel, après l’alternance de 1981.

Les arrêts de la Cour sont déclaratoires : ils n’ont pas pour effet d’annuler les décisions des juridictions françaises, mais ils contribuent néanmoins à l’évolution du droit. Le 14 mars 2013, la France est condamnée par la Cour pour avoir elle-même condamné un manifestant du chef d’offense au président de la République — le manifestant avait brandi un écriteau lors d’une visite du président de la République à Laval (28 août 2008), un écriteau sur lequel il avait inscrit la phrase prononcée par le président lui-même, au salon de l’agriculture, six mois auparavant (23 février 2008). L’arrêt conduit à la réouverture du débat sur le délit d’offense au chef de l’État : l’article 26 de la loi sur la presse est supprimé par la loi du 5 août 2013, après l’élection de François Hollande à la présidence de la République ; l’injure et la diffamation restent condamnée.

2. La construction communautaire : des Communautés à l’Union européenne

La France participe à la construction communautaire européenne – les Communautés européennes, l’Union européenne – et consent à des transferts de compétences à partir des années 1950.

La CECA conduit à un véritable transfert de souveraineté mais dans un domaine limité, la production de charbon et d’acier : création d’une Haute Autorité supranationale. Les deux nouvelles Communautés de 1957 poursuivent dans cette voie : la Communauté économique européenne conduit à la création d’une union douanière (1er juillet 1968), à la mise en œuvre d’une politique agricole commune (à partir du 14 janvier 1962), à la création d’un marché unique (1986), à l’abandon du franc au profit d’une monnaie unique (1999-2002).

Le traité de Maastricht (1992), qui fonde l’Union européenne, fixe quatre critères de convergence à respecter en matière monétaire. Le Pacte de stabilité et de croissance (1997) vise de la même façon à limiter le déficit budgétaire des États membres de la monnaie unique. Le traité de Lisbonne (2007) établit une répartition rigoureuse des compétences entre l’Union et les États membres en distinguant trois catégories de compétences : les compétences exclusives (la politique commerciale, la politique monétaire pour les membres de l’euro), les compétences partagées et les compétences d’appui pour lesquelles l’Union se borne à soutenir où à compléter l’action des États.

3. La décentralisation : collectivités territoriales et EPCI

La « décentralisation » entraîne des transferts de compétences au profit des collectivités territoriales, c’est-à-dire des communes, des départements et des régions.

La première étape est postérieure à l’alternance de 1981. Le premier gouvernement Mauroy comprend un ministère de l’Intérieur et de la Décentralisation attribué au maire socialiste de Marseille, Gaston Defferre, ministre d’État, le premier dans l’ordre protocolaire après le Premier Ministre. Les « lois Defferre », adoptées à partir de 1982, établissent une nouvelle collectivité territoriale, la région, attribuent les fonctions exécutives au président du Conseil régional et au président du Conseil général en lieu et place du préfet, représentant de l’État, et modifient la répartition des compétences entre l’État et les collectivités territoriales.

La seconde étape intervient après la réélection du président Chirac en 2002. Nommé Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, président de la région Poitou-Charentes et sénateur de la Vienne, conduit l’acte II de la décentralisation. La décentralisation est inscrite dans la Constitution. On insère la phrase suivante dans son article premier : « Son organisation [celle de “République indivisible, laïque, démocratique et sociale”] est décentralisée ». On introduit les régions dans la Constitution (article 72). On reconnaît le « principe de subsidiarité » selon lequel les compétences de l’échelon supérieur se limitent à des questions qui ne trouvent pas de réponse à l’échelon inférieur : « Les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l’ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon. » (Article 72-2.) Les collectivités territoriales reçoivent en outre de nouvelles attributions (loi du 13 août 2004).

Une troisième étape est franchie après l’élection du président Hollande (2012). L’acte III de la décentralisation redéfinit les compétences respectives des régions et des départements, réduit le nombre de régions, donne au conseil général de nom de conseil départemental, confirme l’obligation faite à toute commune d’adhérer à un EPCI à fiscalité propre — une disposition introduite dans la loi en 2010 — et favorise la constitution d’EPCI de plus grande taille. Les élections départementales se tiennent désormais au scrutin binominal majoritaire à deux tours.

C. Une perte d’autorité ou de légitimité

L’État démocratique est confronté à des critiques, sinon à une perte d’autorité ou de légitimité, mais dont la périodisation est plus difficile à fixer et dont la portée reste incertaine.

1. La crise de mai-juin 1968

Le mouvement de mai-juin 1968 n’obéit pas à une explication unique, fait l’objet d’interprétations différentes et entretient des conflits de mémoire, mais il témoigne assurément d’une crise de l’État dans ses rapports avec la société civile.

C’est un conflit universitaire qui porte sur l’organisation des études, un conflit de génération peut-être, un conflit social qui porte sur les salaires et les conditions de travail, un conflit politique qui vise le pouvoir gaulliste. C’est aussi un conflit qui exprime une contestation des hiérarchies et une volonté de participer, qui témoigne d’une crise de l’État, de la politique et de la démocratie, dans les formes qui sont les leurs à la fin des années 1960.

La victoire de la majorité gaulliste lors des élections de mai-juin 1968 puis l’élection de Georges Pompidou à la présidence de la République en 1969 marque sans doute l’échec du mouvement, mais la politique réformatrice du Premier ministre Chaban-Delmas (1969-1972) entend tirer la leçon de la crise. Dans sa déclaration de politique générale devant l’Assemblée nationale (16 septembre 1969), il décrit la société française comme une « société bloquée ». Or l’une des raisons du blocage, selon le nouveau Premier ministre, c’est le « fonctionnement souvent défectueux de l’État » : un État jugé « tentaculaire » et « inefficace » qui exerce une lourde tutelle sur les collectivités locales et les entreprises publiques.

2. La critique de la technocratie

La technocratie – le pouvoir des techniciens, c’est-à-dire des experts – fait l’objet de critiques récurrentes à partir des années 1970 : elles visent en particulier les énarques et l’énarchie ; les deux termes datent de 1967.

À la Libération, la création de l’École nationale d’administration répondait à la volonté de réformer l’État et de diversifier le recrutement de la « haute fonction publique », mais l’institution fait l’objet de critiques, à partir des années 1960, à gauche comme à droite. Dans un livre publié en 1967 (10 décembre), L’énarchie, ou les mandarins de la société bourgeoise, trois anciens élèves, membres de l’aile gauche de la SFIO, lui reprochent de servir le capitalisme. Dans un livre posthume publié en 1974 (31 mai), Georges Pompidou dénonce les risques de la technocratie, la compare à un « grand ordinateur » et déplore sa méconnaissance des réalités humaines.

Les critiques se multiplient à partir des années 1970 : elles portent sur l’esprit de corps ou de caste des élèves ou anciens élèves de l’ENA, sur son conformisme, son manque de légitimité démocratique, son ignorance des réalités humaines et sociales.

3. La crise de la représentation politique

La crise de la représentation politique témoigne de la défiance de l’opinion à l’égard du personnel politique, sinon de l’État ; y contribue sans doute la persistance de la « crise » malgré la multiplication des alternances à partir de 1981 et le sentiment d’impuissance qui en découle.

La France connaît une succession d’alternances dans les deux dernières décennies du XXe siècle : élection d’une majorité de gauche après l’élection présidentielle de 1981, élection d’une majorité de droite en 1986, élection d’une majorité de gauche après l’élection présidentielle de 1986, élection d’une majorité de droite en 1993, élection d’une majorité de gauche, après dissolution, en 1997. Elle fait à trois reprises l’expérience de la cohabitation, de 1986 à 1988, de 1993 à 1995, de 1997 à 2002. Or elle reste frappée par le chômage de masse.

Le premier tour de l’élection présidentielle de 2002 représente un choc, le « choc du 21 avril ». Le candidat du Front national se classe au deuxième rang et accède au second tour. Le principal candidat de gauche — le Premier ministre Lionel Jospin — est éliminé et annonce dans la soirée son retrait de la vie politique. Le président sortant — et candidat à la réélection —, Jacques Chirac, obtient un résultat très inférieur à celui de ses prédécesseurs. Les trois candidats d’extrême gauche obtiennent plus de 10 p. 100 des suffrages. L’abstention est forte, sans précédent pour un premier tour d’élection présidentielle (28,4 pour 100). L’acte II de la décentralisation, après la réélection du président Chirac, est explicitement conçu par le nouveau Premier ministre comme une réponse à « l’exaspération exprimée le 21 avril devant l’impuissance du politique ».

LANGLOIS | CC BY-NC-ND 4.0


Sigles

CECA : Communauté européenne du charbon et de l’acier (18 avril 1951).
CEE : Communauté économique européenne (25 mars 1957).
EPCI : Établissement public de coopération intercommunale.
GATT : Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce ; en anglais : General Agreement on Tariffs and Trade (30 octobre 1947).
OECE : Organisation européenne de coopération économique (16 avril 1948).