L’enracinement de la culture républicaine (années 1880 et 1890)

I. LA CRÉATION D’UN SYSTÈME POLITIQUE RÉPUBLICAIN
A. La consolidation des institutions
B. La pérennité de l’interprétation parlementaire
C. La garantie des libertés républicaines

II. LE RASSEMBLEMENT DE LA MAJEURE PARTIE DES FRANÇAIS PAR LA RÉPUBLIQUE
A. La création d’une école républicaine
B. La formation d’une culture républicaine
C. L’inégale adhésion des différentes catégories sociales

III. L’AFFAIRE DREYFUS : UNE ÉPREUVE DÉCISIVE POUR LA RÉPUBLIQUE
A. Une erreur judiciaire
B. Une crise politique
C. La « défense républicaine »

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Pour un cours plus complet sur la IIIe République (1870-1914) :

La mise en œuvre du projet républicain (1870-1914)


La IIIe République succède au Second Empire en 1870, mais l’installation du régime est graduelle : adoption d’une constitution républicaine en 1875, démission du président conservateur Mac Mahon en 1879, consolidation du régime républicain dans les années 1880.

Chronologie indicative : la naissance de la IIIe République (1870-1879)

1er-2 septembre 1870 : Défaite de Sedan.

4 septembre 1870 : Proclamation de la République à Paris, fin du Second Empire.

28 janvier 1871 : Signature d’un armistice avec la Prusse.

8 février 1871 : Élection d’une Assemblée nationale, laquelle comprend une majorité conservatrice, favorable à la restauration de la monarchie, mais divisée[1].

10 mai 1871 : Signature du traité de Francfort.

21-27 mai 1871. « Semaine sanglante ». Le gouvernement désigné par l’Assemblée nationale réprime à Paris un soulèvement ouvrier d’inspiration socialiste, la « Commune ».

31 août 1871 : L’Assemblée nationale se proclame constituante.

24 mai 1873 : Le conservateur Mac Mahon devient chef du pouvoir exécutif avec le titre de président de la République. Son mandat est fixé à sept ans en novembre (loi du septennat).

24 février-18 juillet 1875 : Adoption de trois lois constitutionnelles, lesquelles constituent la Constitution de la IIIe République.

20 février-5 mars 1876 : Les républicains remportent les élections législatives et disposent désormais d’une majorité à la Chambre des députés.

25 juin 1877 : Le président Mac Mahon dissout la Chambre des députés en raison de ses désaccords avec la majorité républicaine élue l’année précédente.

14-28 octobre 1877 : Les républicains remportent à nouveau les élections législatives et conservent la majorité à la Chambre des députés.

30 janvier 1879 : Démission du président Mac Mahon, élection du républicain Jules Grévy à la présidence de la République.

La IIIe République succède au Second Empire en 1870. Napoléon III, empereur des Français depuis 1852, déclare la guerre à la Prusse le 19 juillet 1870, mais il est fait prisonnier à la bataille de Sedan (2 septembre). À Paris, les républicains proclament la République et forment un gouvernement provisoire (4 septembre), lequel signe un armistice avec la Prusse (28 janvier 1871) et convoque une Assemblée nationale. Les élections se tiennent le 8 février et désignent une majorité conservatrice favorable à la restauration de la monarchie. Le 10 mai, au traité de Francfort, la France perd l’Alsace et la Moselle. Le 31 août, l’Assemblée nationale se proclame constituante.

La Constitution de la IIIe République est adoptée par l’Assemblée en 1875. C’est un texte de compromis qui satisfait à la fois les républicains modérés et une partie des conservateurs : les républicains modérés puisqu’il établit une république parlementaire fondée sur le suffrage universel, une partie des conservateurs puisqu’il renferme des dispositions conservatrices et réserve la possibilité d’une restauration. Le chef de l’État porte le titre de président de la République. Il est élu pour sept ans par l’Assemblée nationale. Les ministres sont nommés par le président de la République, mais ils sont politiquement responsables devant une assemblée élue au suffrage universel direct, la Chambre des députés (régime parlementaire). La Constitution offre néanmoins des garanties aux conservateurs : la création d’une seconde chambre nommée Sénat, une chambre « modératrice » dont les membres sont ou bien désignés par l’Assemblée constituante et inamovibles, ou bien élus au suffrage indirect ; l’attribution au président de la République d’un droit de dissolution de la Chambre des députés sur avis conforme du Sénat.

Les institutions de la IIIe République et leur fonctionnement (1876-1914)

L’interprétation de la Constitution fait l’objet d’un conflit entre le président de la République et la Chambre des députés en 1877. Son règlement au profit de la Chambre modifie l’équilibre des pouvoirs. Le président Mac Mahon, élu pour sept ans en 1873, est un conservateur. La Chambre des députés, élue pour quatre ans en 1876, est en revanche républicaine. Le président se résigne dans un premier temps à désigner un républicain modéré comme chef du gouvernement, mais il finit par le renvoyer (crise du 16 mai 1877) et dissout la Chambre des députés, ce qui entraîne de nouvelles élections législatives. Les républicains l’emportent à nouveau et conservent la majorité à la Chambre : le président est donc désavoué et démissionne en 1879. Son successeur, Jules Grévy, est républicain.

I. La création d’un système politique républicain

La IIIe République prend sa forme définitive dans les années 1880 : les républicains exercent désormais la présidence de la République, disposent d’une majorité dans chacune des deux assemblées et dirigent le gouvernement. Ils révisent la Constitution en 1884, se conforment à une pratique strictement parlementaire des institutions et adoptent plusieurs grandes lois relatives aux libertés républicaines.

A. La consolidation des institutions

La révision constitutionnelle de 1884 n’introduit pas de grands changements, mais elle renforce le caractère républicain du régime.

La révision interdit toute révision de la Constitution qui affecterait la « forme républicaine » du régime et déclare inéligibles à la présidence de la République les « membres des familles ayant régné sur la France ».

La révision autorise la suppression des soixante-quinze sénateurs inamovibles établis par la constitution de 1875 et la redistribution des sièges entre les départements les plus peuplés, mais elle conserve le Sénat et son élection au suffrage indirect dont les radicaux souhaitaient la suppression.

La révision affirme la laïcité de l’État en supprimant les prières publiques prescrites pour la rentrée des chambres par la Constitution de 1875, mais le concordat de 1801 reste en vigueur jusqu’en 1905, date de la séparation de l’Église et de l’État.

B. La pérennité de l’interprétation parlementaire

Le président Grévy et ses successeurs[2] s’en tiennent à une interprétation strictement parlementaire de la Constitution de 1875.

La fonction présidentielle est durablement affaiblie : les successeurs de Mac Mahon renoncent de fait au droit de dissolution. Le chef du gouvernement, appelé président du Conseil depuis 1876, est donc le véritable chef de l’exécutif : nommé par le président de la République, il choisit lui-même les ministres qui composent son gouvernement.

La Chambre des députés, seule élue au suffrage universel direct, est désormais prépondérante : elle incarne la volonté nationale, dispose du pouvoir législatif et contrôle le gouvernement. Pour gouverner, le président du Conseil doit disposer d’une majorité parlementaire ; s’il perd la confiance de la Chambre, il doit démissionner.

Les majorités parlementaires restent assez fragiles : ce sont des majorités de coalition qui réunissent plusieurs forces politiques, lesquelles ne constituent pas de véritables partis politiques organisés et disciplinés. Elles sont dominées par les républicains modérés, ou « opportunistes », mais comprennent aussi, selon l’orientation politique des gouvernements, ou bien des radicaux (concentration républicaine), ou bien des conservateurs ralliés à la République (conjonction des centres).

C. La garantie des libertés républicaines

La IIIe République adopte plusieurs grandes lois qui garantissent les libertés publiques fondamentales et contribuent à la sécularisation de la société.

La IIIe République garantit la liberté de réunion (loi du 30 juin 1881), la liberté de la presse (loi du 29 juillet 1881) et la liberté syndicale (loi du 21 mars 1884). La liberté de réunion facilite le débat politique. La liberté de la presse contribue à la multiplication des journaux et garantit la pluralité de l’information. La liberté syndicale autorise l’organisation et la défense collective des travailleurs.

La liberté municipale favorise le développement de la démocratie locale : les conseils municipaux élus au suffrage universel direct retrouvent le droit d’élire leur maire, sauf à Paris (loi du 28 mars 1882) et d’administrer librement les affaires de la commune (loi du 5 avril 1884). Leurs délibérations sont désormais publiques.

Plusieurs lois contribuent à la sécularisation de la société. Les cimetières sont déconfessionnalisés (loi du 14 novembre 1881) et la liberté des funérailles est garantie (15 novembre 1887). Le droit au divorce, reconnu en 1792, mais supprimé sous la Restauration, est rétabli (loi du 27 juillet 1884) : le mariage civil, qui peut être rompu, se distingue nettement du sacrement dispensé par l’Église catholique, lequel est réputé indissoluble.

II. Le rassemblement de la majeure partie des Français par la République

La IIIe République s’efforce de promouvoir l’idéal républicain : elle établit une véritable école républicaine, donne naissance à une nouvelle cul-ture politique et parvient à rassembler la majeure partie des Français. L’adhésion des différentes catégories sociales reste néanmoins inégale.

A. La création d’une école républicaine

La IIIe République établit une véritable école républicaine par une série de lois scolaires (1879-1886) : l’effort de scolarisation est certes antérieur, mais la République y contribue et lui donne une signification différente.

L’école républicaine poursuit trois objectifs : consolider l’attachement à la République, l’unité nationale et le sentiment patriotique, lesquels sont jugés indissociables ; promouvoir la liberté de conscience et le libre exercice de sa raison en réduisant l’influence de l’Église ; favoriser la mobilité sociale au détriment des hiérarchies traditionnelles.

L’effort porte avant tout sur l’enseignement primaire, lequel devient gratuit, obligatoire et laïque : obligation faite à chaque département de créer une école normale d’instituteurs et une école normale d’institutrices (loi du 9 août 1879), gratuité absolue de l’enseignement primaire dans les écoles publiques (loi du 16 juin 1881), scolarité obligatoire pour les enfants des deux sexes âgés de 6 à 13 ans et suppression de toute instruction religieuse au sein des écoles publiques, lesquelles dispensent en revanche une instruction morale et civique (loi du 28 mars 1882), laïcisation du personnel enseignant des écoles publiques (loi du 30 octobre 1886).

On s’efforce également de favoriser l’accès des jeunes filles à l’enseignement secondaire en créant à leur intention des établissements publics pourvus de programmes spécifiques (loi du 21 décembre 1880).

B. La formation d’une culture républicaine

La création d’une école républicaine, comme la sécularisation de l’État et de la société, contribue à la formation d’une culture républicaine, laquelle s’inscrit dans l’espace public, repose sur des pratiques et des références communes, façonne des représentations collectives.

Les deux monuments à la République de Morice et Dalou

La culture républicaine s’inscrit dans l’espace public. Les communes ont l’obligation de construire ou d’acquérir des maisons d’école (loi du 1er juin 1878) qui obéissent souvent, dans les campagnes, au même modèle : un pavillon central réservé à la mairie, deux ailes destinées à l’école et au logement de l’instituteur. L’État ou les municipalités érigent des monuments sur les places publiques : la République des frères Morice, à Paris, place de la République, en 1883, le Triomphe de la République de Jules Dalou, place de la Nation, en 1899. L’onomastique des rues célèbre la République et ses grands hommes, à Paris par exemple : la place de la République (1879), l’avenue Victor-Hugo (1881), la place Gambetta (1893) etc. Le Panthéon retrouve sa vocation à la mort de Victor Hugo en 1885.

La culture républicaine repose sur des pratiques et des références communes : la participation des hommes à des élections régulières, municipales, cantonales, législatives ; le service militaire, obligatoire pour tous les Français : il dure trois ans, mais peut être réduit à un an par tirage au sort ou en cas de dispense (loi du 17 juillet 1889) ; la célébration du 14 Juillet : fête nationale annuelle à partir de 1880 (loi du 6 juillet 1880) ; la Marseillaise, redevenue chant national à la demande de la Chambre des députés (14 février 1879) ; le drapeau tricolore, la devise républicaine et le buste de Marianne.

La culture républicaine façonne des représentations collectives : le « roman national » qui célèbre la grandeur de la France et fait de la République l’aboutissement d’une histoire nationale millénaire, la forme régulière du territoire français, comparée à un pentagone, un hexagone ou un octogone et le deuil des provinces perdues, l’idée selon laquelle la Révolution et la République possèdent une valeur universelle et constituent un exemple pour le monde.

C. L’inégale adhésion des différentes catégories sociales

La République est gouvernée par des hommes issus pour la plupart de la bourgeoisie grande ou moyenne, mais elle s’efforce de rassembler tous les Français : elle s’appuie sur la montée des « couches nouvelles », s’efforce de rallier les paysans, mais déçoit les ouvriers dont elle ne comble pas toutes les attentes.

La République s’appuie sur la montée des « couches nouvelles » (Gambetta), c’est-à-dire des classes moyennes. Elles se distinguent des élites traditionnelles sur lesquelles s’appuyaient les régimes précédents, l’aristocratie ou la grande bourgeoisie. Elles rassemblent des personnes de condition modeste parvenues par leur travail à la propriété ou à l’enseignement supérieur et qui exercent désormais des fonctions électives, municipales, départementales voire nationales.

La République s’efforce de rallier les paysans, lesquels représentent alors près de la moitié de la population active (46 pour 100 en 1881). La création du ministère de l’Agriculture (1881) et du Mérite agricole (1883), une distinction honorifique pour services rendus à l’agriculture, témoigne de ces efforts. Le désenclavement des campagnes, l’adoption d’un tarif protectionniste destiné à protéger l’agriculture française (1892) et l’organisation du « crédit agricole » (1894) améliorent la condition des paysans et facilitent leur ralliement. L’école républicaine et la démocratie locale contribuent à leur intégration.

L’adhésion des ouvriers reste incomplète. Favorables à la République en 1870 comme en 1848, ils s’en éloignent après la répression du soulèvement de juin 1848 et de la Commune en 1871, mais ils soutiennent néanmoins les républicains contre les conservateurs. Leur présence au Parlement reste marginale, y compris parmi les socialistes, et la timidité des réformes sociales entreprises avant 1900 renforce leur défiance à l’égard de la République parlementaire. La fusillade de Fourmies (Nord) en 1891 témoigne de ce divorce : l’armée ouvre le feu sur des ouvriers qui manifestent en faveur de la journée de huit heures ; 9 morts, plusieurs dizaines de blessés. La Confédération générale du travail est créée en 1895.

III. L’affaire Dreyfus : une épreuve décisive pour la République

L’affaire Dreyfus constitue une épreuve pour la République : elle divise les Français, provoque une flambée nationaliste et entraîne un reclassement des forces politiques. Elle fournit l’occasion d’une réflexion sur la conception de la nation et sur les rapports entre justice et raison d’État. Elle conduit à une relance de la construction républicaine.

Chronologie indicative : l’affaire Dreyfus (1894-1899)

15 octobre 1894 : Arrestation du capitaine Dreyfus : le service de renseignements de l’armée le soupçonne de livrer des documents confidentiels à l’Allemagne.

29 octobre 1894 : Publication d’un premier article sur l’affaire dans le journal antisémite La Libre Parole : début d’une campagne de presse hostile à Dreyfus.

19-22 décembre 1894 : Le capitaine Dreyfus comparaît devant un conseil de guerre : il est reconnu coupable de haute trahison et condamné à la dégradation militaire et à la déportation à vie.

5 janvier 1895 : Dégradation du capitaine Dreyfus.

21 février 1895 : Départ d’Alfred Dreyfus pour les îles du Salut, au large de la Guyane.

13 janvier 1898 : L’écrivain Émile Zola dénonce l’erreur judiciaire dans une lettre ouverte au président de la République, Félix Faure.

4 juin 1898 : Création de la Ligue des droits de l’homme : elle défend l’innocence de Dreyfus.

31 décembre 1898 : Création de la Ligue de patrie française : elle est antidreyfusarde.

23 février 1899 : À l’occasion des obsèques de Félix Faure, l’écrivain nationaliste Déroulède tente d’entraîner l’armée dans un coup d’État contre la République.

3 juin 1899 : La Cour de cassation annule le jugement de 1894 et renvoie l’accusé devant un nouveau conseil de guerre.

20 juin 1899 : Création officielle de l’Action française : elle trouve son origine dans un comité formé l’année précédente (8 avril 1898) et finit par constituer une ligue (15 janvier 1905). Elle est antidreyfusarde.

9 septembre 1899 : Le conseil de guerre de Rennes condamne Dreyfus à dix ans de détention.

19 septembre 1899 : Le président de la République, Émile Loubet, gracie Dreyfus.

12 juillet 1906 : La Cour de cassation casse le jugement de Rennes et reconnaît l’innocence de Dreyfus.

A. Une erreur judiciaire

Le capitaine Dreyfus est condamné pour haute trahison en 1894 en dépit de ses protestations d’innocence. Ses premiers défenseurs acquièrent la certitude qu’il est victime d’une erreur judiciaire sinon d’une machination, mais le gouvernement se refuse à toute révision du procès jusqu’en 1898.

L’accusation repose sur un « bordereau » découvert dans une corbeille à papier de l’ambassade d’Allemagne, une lettre rédigée par un officier français qui dresse une liste de documents livrés à l’attaché militaire allemand. Le conseil de guerre devant lequel comparaît Dreyfus se réunit à huis clos et reçoit communication, à l’insu de la défense, d’un « dossier secret » supposé accablant.

Ses premiers défenseurs s’emploient à démontrer que le procès Dreyfus fut irrégulier et parviennent à identifier l’auteur du bordereau, le commandant Esterhazy. La révision du procès semble désormais possible, mais elle se heurte à l’hostilité de l’état-major qui s’efforce de réunir de nouvelles charges : un officier du service des renseignements fabrique alors un faux qui accable Dreyfus (1896).

Le gouvernement se refuse à toute révision du procès. Il défend l’autorité de la chose jugée, reste convaincu de la culpabilité de Dreyfus et ne veut pas désavouer l’armée afin de ne pas affaiblir la défense nationale. Le président du Conseil, Jules Méline, déclare devant la Chambre des députés : « Il n’y a pas d’affaire Dreyfus » (4 décembre 1897).

B. Une crise politique

13 janvier 1898. — « J’Accuse…! Lettre au président de la République » par Émile Zola dans L’Aurore

La publication du J’Accuse de Zola (13 janvier 1898) ouvre une crise politique, un affrontement qui oppose dreyfusards et antidreyfusards et définit deux cultures politiques antagonistes.

Les dreyfusards considèrent que l’honneur de la République exige la réparation de l’erreur judiciaire. Ils proclament leur attachement aux droits de l’homme et du citoyen, affirment la primauté du pouvoir civil sur le pouvoir militaire, placent la justice au-dessus de la raison d’État et défendent son indépendance. Ils croient en l’universalité de l’expérience républicaine et proscrivent tout nationalisme d’exclusion.

Les antidreyfusards les plus virulents appartiennent au courant nationaliste, lequel trouve son origine dans la crise boulangiste (1887-1889)[4]. Les nationalistes s’opposent d’abord à la République parlementaire, préconisent une république plébiscitaire et croient trouver un recours dans l’institution militaire. Ils mêlent l’antiparlementa-risme et l’antisémitisme à l’occasion du scandale de Panama (1892-1893)[5]. Ils s’engagent dans une campagne contre Dreyfus avant même son premier procès, développent une conception exclusive de la nation, associent le culte de l’armée et l’antisémitisme. Ils se regroupent dans des ligues, lesquelles organisent des réunions publiques et des manifestations de rue qui prennent souvent un tour violent.

L’affrontement ne concerne sans doute que des minorités, principalement urbaines, au moins dans un premier temps, et ne constitue par le principal enjeu des élections législatives de 1898, lesquelles ne modifient pas l’état des forces politiques, mais la crise gagne une bonne partie du pays dans le courant de l’année 1899.

C. La « défense républicaine »

La persistance des troubles entraîne la formation à la Chambre d’une nouvelle majorité parlementaire, laquelle parvient à un règlement provisoire de l’affaire Dreyfus et approfondit la construction républicaine.

26 juin 1899. — Déclaration ministérielle de Waldeck-Rousseau devant la Chambre des députés

« Modéré, mais non pas modérément républicain » : la réponse de Jonnart à Méline (10 décembre 1899)

La tentative de coup d’État du 23 février 1899 et l’acquittement de Déroulède par une cour d’assises (31 mai 1899) conduisent une partie des républicains modérés à se rapprocher de la gauche radicale et socialiste afin de défendre la République contre la menace représentée par la droite nationaliste antidreyfusarde. Le républicain modéré Waldeck-Rousseau forme un nouveau gouvernement qui réunit des républicains modérés, des radicaux et même un socialiste indépendant (Millerand) : c’est le premier socialiste à participer à un « gouvernement bourgeois ». Le cabinet Waldeck-Rousseau reçoit à la Chambre le soutien d’une majorité de gauche qui comprend l’aile gauche des républicains modérés, les radicaux et la plupart des socialistes.

Le nouveau gouvernement s’efforce de mettre fin à l’affaire Dreyfus. Saisie en septembre 1898, la Cour de cassation déclare la demande en révision recevable. Elle décide après instruction de casser le jugement de 1894 et renvoie Dreyfus devant un nouveau conseil de guerre (3 juin 1899). Contre toute attente, Dreyfus est condamné une seconde fois (10 septembre 1899). Le gouvernement obtient alors sa grâce du président de la République. Son innocence est reconnue en 1906.

La nouvelle majorité trouve son unité dans la mise en en œuvre d’une politique anticléricale. La loi du 1er juillet 1901 garantit la liberté d’associa-tion, mais soumet les congrégations religieuses à une autorisation préalable. La séparation de l’Église et de l’État intervient en 1905, après la victoire de la gauche lors des élections de 1902. La République radicale succède à la République opportuniste.

La IIIe République constitue pour les Français la première expérience républicaine durable après l’échec des deux tentatives précédentes. La Ire République est proclamée en 1792, mais elle ne parvient pas à se donner des institutions durables et disparaît à la suite du coup d’État du général Bonaparte (18 brumaire an VIII). La IIe est proclamée en 1848, mais elle disparaît à son tour à la suite du coup d’État du président Bonaparte (2 décembre 1851). La IIIe disparaît certes après la défaite de 1940, mais elle parvient à rassembler les Français en 1914 et remporte la victoire de 1918. Elle dure près de soixante-dix ans.

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[1] Les légitimistes s’opposent aux orléanistes. Les légitimistes se réfèrent à la Restauration (1814-1830) : ils sont partisans du comte de Chambord (1820-1883), petit-fils de Charles X. Les orléanistes se réfèrent à la monarchie de Juillet (1830-1848) : ils sont partisans du comte de Paris (1838-1894), petit-fils de Louis-Philippe.

[2] Jules Grévy est élu à la présidence de la République le 30 janvier 1879 et réélu le 28 décembre 1885, mais il contraint à la démission le 2 décembre 1887 en raison du scandale des décorations. Son successeur, Sadi Carnot, est élu le 3 décembre 1887, mais il est assassiné à Lyon le 24 juin 1894 par un anarchiste italien. Son successeur, Jean Casimir-Perier, est élu le 27 juin 1894, mais il démissionne le 15 janvier 1895 en raison de l’« impuissance » à laquelle le condamne le fonctionnement du régime. Son successeur, Félix Faure, est élu le 17 janvier 1895, mais il meurt à l’Élysée le 16 février 1899. Son successeur, Émile Loubet, est élu le 18 février 1899 et termine normalement son mandat en 1906.

[3] Le passage dans l’isoloir, l’utilisation de l’enveloppe et son dépôt dans l’urne par l’électeur lui-même datent de 1913 (loi du 29 juillet 1913).

[4] Le général Boulanger acquiert une grande popularité lors de son passage au ministère de la Guerre (1886-1887) et prend la tête d’un mouvement qui finit par menacer la République. Il emprunte une partie de ses thèmes de campagne à la gauche et parvient à rassembler les déçus de la République opportuniste : les partisans d’une revanche sur l’Allemagne, les opposants à la Constitution « orléaniste » de 1875, une partie des ouvriers dont les revendications restent insatisfaites. Il reçoit néanmoins le soutien de la droite conservatrice (légitimistes, orléanistes, bonapartistes) qui voit en lui un moyen d’abattre la République. Le scandale de Panama relance l’agitation antiparlementaire après l’échec du boulangisme lors des élections de 1889. Les nationalistes s’appuient alors sur l’antisémitisme pour dénoncer une collusion entre le personnel politique et le milieu des affaires.

[5] La Compagnie du canal de Panama, fondée en 1879, est mise en liquidation judiciaire en 1889, ce qui entraîne la ruine d’un grand nombre de petits souscripteurs. Trois ans plus tard, le journal antisémite La Libre Parole puis le journal boulangiste La Cocarde se lancent dans une campagne de presse qui dénonce la corruption d’un certain nombre de députés par la compagnie avant sa mise en liquidation.