Le 11 novembre 1918, après la signature de l’armistice en forêt de Compiègne, Foch regagne Paris où Clemenceau le reçoit à 9 h 30. Dans l’après-midi, le président du Conseil donne lecture de la convention devant la Chambre des députés et prononce une brève allocution. Il rejoint ensuite le Sénat où il reprend les mêmes propos. Avec le maréchal Foch, sur proposition du Sénat, il reçoit l’hommage du législateur au terme d’un débat qui oppose une partie des socialistes à la majorité. On trouvera ci-dessous le discours du président du Conseil, le compte rendu du débat dans Le Figaro et L’Humanité, le texte de la loi, un récit des journées des 8 et 11 novembre à Paris par le général Mordacq, chef du cabinet militaire de Clemenceau.
L’hommage des chambres à Clemenceau et Foch
« Soldat de l’idéal » : le discours de Clemenceau
Ouverte à 14 h 30, la séance de la Chambre est suspendue à 15 h 10 et reprend à 15 h 50 pour le discours du président du Conseil.
M. le président. — La séance est reprise.
La parole est à M. le président du Conseil. (Acclamations prolongées. — MM. les députés se lèvent.)
M. Georges Clemenceau, président du Conseil, ministre de la Guerre. — Messieurs, il n’y a qu’une manière de reconnaître de tels hommages venant des assemblées du peuple, si exagérés qu’ils puissent être, c’est de nous faire tous, les uns et les autres, à cette heure, la promesse de toujours travailler de toutes les forces de notre cœur au bien public. (Vifs applaudissements.)
Je vais vous donner lecture du texte officiel de l’armistice qui a été signé ce matin à cinq heures par M. le maréchal Foch, l’amiral Wemyss et les plénipotentiaires de l’Allemagne.
Ce document est ainsi conçu :
CONVENTION
« Entre le maréchal Foch, commandant en chef les armées alliées stipulant au nom des puissances alliées et associées, assisté de l’amiral Wemyss, First Sea Lord, d’une part ;
« Et M. le secrétaire d’État Erzberger, président de la délégation allemande,
« M. l’envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire, comte von Obendorff,
« M. le général d’état-major von Winterfeld,
« M. le capitaine de vaisseau Vanselow.
« Munis de pouvoirs réguliers et agissant avec l’agrément du chancelier allemand, d’autre part,
« Il a été conclu un armistice aux conditions suivantes :
« Conditions de l’armistice conclu avec l’Allemagne sur le front d’Occident.
« 1. Cessation des hostilités, sur terre et dans les airs, six heures après la signature de l’armistice. »
Le feu a cessé ce matin sur tout le front à onze heures. (Applaudissements prolongés. – MM. les députés se lèvent.)
« 2. Évacuation immédiate des pays envahis : Belgique, France, Luxembourg, ainsi que l’Alsace-Lorraine, réglée de manière à être réalisée dans un délai de quinze jours à dater de la signature de l’armistice. »
(MM. les députés se lèvent et applaudissent longuement. — Cris : « Vive l’Alsace-Lorraine ! »)
[…]
« 15. Renonciation au traité de Bucarest et de Brest-Litovsk et traités complémentaires. » (Applaudissements répétés. — MM. les députes se lèvent.)
M. Lauche. — La victoire française libère les Russes.
M. le président du Conseil. — « 16. Les alliés auront libre accès aux territoires évacués par les Allemands sur les frontières orientales, soit par Dantzig, soit par la Vistule, afin de pouvoir ravitailler les populations et dans le but de maintenir l’ordre.
( Vifs applaudissements. — Interruptions sur divers bancs du parti socialiste.)
M. Mayéras. — Vive la révolution russe !
MM. Compère-Morel et André Lebey. — À bas les bolchevistes !
M. Barthe. — Vive la Constituante !
[Lauche, Mayéras, Compère-Morel, André Lebey et Barthe, sont socialistes.]
[…]
« Le présent armistice a été signé le 11 novembre 1918, à cinq heures (heure française).
« Signé : FOCH
(Exclamations enthousiastes. — MM. les députés se lèvent.)
WEYMISS, amiral.
ERZBERGER, OBERNDORFF, WINTERFELDT, VANSELOW. »
Messieurs, je cherche vainement ce qu’en une pareille heure , après cette lecture devant la Chambre des représentants français, je pourrais ajouter . Je vous dirai seulement que, dans un document allemand et dont, par conséquent, je n’ai pas à donner lecture à cette tribune en ce moment, document qui contient une protestation contre les rigueurs de l’armistice, les signataires dont je viens de vous donner les noms reconnaissent que la discussion a été conduite dans un grand esprit de conciliation.
Pour moi, la convention d’armistice lue, il me semble qu’à cette heure, en cette heure terrible, grande et magnifique, mon devoir est accompli.
Un mot seulement. Au nom du peuple français, au nom du Gouvernement de la République française, j’envoie le salut de la France une et indivisible à l’Alsace et à la Lorraine retrouvées. (Vives et unanimes acclamations. — Tous les députés se lèvent et applaudissent longuement.)
M. Petitjean. — Vive l’Alsace-Lorraine française !
M. Lazare Weiller. — Au nom des deux seuls Alsaciens et de nos chers collègues lorrains de cette Chambre, ma poitrine gonflée de joie a besoin de crier : « Vive Clemenceau ! »
M. le président du Conseil. — Et puis, honneur à nos grands morts, qui nous ont fait cette victoire. (Nouvelles acclamations unanimes. — Tous les députés se lèvent.) Par eux, nous pouvons dire qu’avant tout armistice, la France a été libérée par la puissance des armes. (Applaudissements unanimes et répétés.)
M. Petitjean. — Vive la victoire !
M. le président du conseil. Quant aux vivants, vers qui, dès ce jour, nous tendons la main et que nous accueillerons, quand ils passeront sur nos boulevards, en route vers l’Arc de Triomphe, qu’ils soient salués d’avance ! Nous les attendons pour la grande œuvre de reconstruction sociale. (Vifs applaudissements.) Grâce à eux, la France, hier soldat de Dieu, aujourd’hui soldat de l’humanité, sera toujours le soldat de l’idéal !
(Applaudissements enthousiastes. — MM. les députés se lèvent et acclament longuement M. le président du Conseil.)
Journal officiel de la République française. Débats parlementaires. Chambre des députés, 1re séance du lundi 11 novembre, pp. 2998-3000.
Le texte dans la bibliothèque numérique Gallica
Au Sénat, la séance est ouverte à 16 h 40. Le texte de la convention est lu par Stephen Pichon, ministre des Affaires étrangères. Clemenceau prend ensuite la parole et reprend les propos tenus devant la Chambre.
Le texte dans la bibliothèque numérique Gallica
GALLICA – BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE
La convention sur le site du Service historique de la Défense
M. Clemenceau à la tribune de la Chambre, le 11 novembre 1918. Dessin de J. Simont. Légende : « … La France, hier soldat de Dieu, aujourd’hui soldat de l’Humanité, sera toujours le soldat de l’Idéal ! » L’Illustration, 16-23 novembre 1918. Het Archief-VIAA.
L’hommage des chambres à Clemenceau et Foch
Après son discours, le président du Conseil regagne son banc sous les acclamations et Deschanel, président de la Chambre des députés, prononce à son tour une allocution, avant d’ouvrir la discussion sur la proposition de loi « ayant pour objet de rendre un hommage national aux armées, au président du conseil Georges Clemenceau et au maréchal Foch ». Déposée au Sénat le 7 novembre par le député radical des Landes Milliès-Lacroix, elle est adoptée le même jour à l’unanimité et par acclamation. À la Chambre, elle rencontre en revanche l’opposition d’une partie du groupe socialiste. Renaudel demande d’abord l’ajournement de la discussion, mais il n’est pas suivi par la majorité. Lafont plaide pour un hommage « à la nation anonyme ». Varenne annonce au contraire qu’il votera le texte en l’état. Renaudel et Bracke avancent un contre-projet que la Chambre rejette. Raffin-Dugens — l’un des trois députés socialistes présents à la conférence de Kienthal (1916) — dépose un amendement qu’il finit par retirer ; c’est le seul à voter contre la loi. Pour l’adoption : 427 ; contre : 1 ; une partie des députés socialistes ne prend pas part au vote. Auguste Avril, dans Le Figaro, juge avec sévérité la « protestation de quelques socialistes incorrigibles » : « Ils sont en marge de la joie nationale et inaccessibles à d’autres passions que leur passion politique. » Gustave Rouanet, dans L’Humanité, incrimine la majorité : « La droite a hâte de manifester sa haine contre les socialistes, et la gauche ne sait rien refuser à l’union sacrée. »
Le débat dans Le Figaro du 12 novembre 1918
Après avoir exalté la France sublime, qui sut résister et vaincre, M. Deschanel s’écrie :
M. le président. — Et maintenant, Français, inclinons-nous pieusement devant les artisans magnifiques du grand œuvre de justice, ceux de 1870 et ceux de 1914. Ceux de 1870 sauvèrent — non l’honneur, certes, l’honneur était sauf, j’en atteste les mânes des héros de Reichshoffen, de Gravelotte, de Saint-Privat, de Beaumont, Beaumont, où les fils des compagnons de La Fayette viennent de venger Sedan (Vifs applaudissements), — mais ils sauvèrent l’avenir. Leur résistance a préparé nos victoires.
Et vous, combattants sublimes de la grande guerre, votre courage surhumain a fait de l’Alsace-Lorraine, aux yeux de l’univers, la personnification même du Droit (Applaudissements prolongés, Les députés se lèvent) : le retour de nos frères exilés n’est pas seulement la revanche nationale, c’est l’apaisement de la conscience humaine et le présage d’un ordre plus haut! (Applaudissements unanimes et prolongés. Les députés se lèvent.)
On bat des mains, on crie : Vive la France ! Vive la République !
M. Albert Thomas attend le silence et fait au milieu de l’acclamation générale la motion suivante :
— Nous demandons que les députés d’Alsace-Lorraine qui sont présents dans cette salle, aient les honneurs de la séance.
L’assemblée d’un seul mouvement se tourne vers les tribunes où sont l’abbé Wetterlé et M. Weill, députés protestataires d’Alsace-Lorraine, et les acclame longuement.
De tous les points de la salle on crie :
Vive l’Alsace ! Vive la Lorraine !
L’émotion calmée, la Chambre décide qu’elle discutera immédiatement la proposition de loi adoptée il y a quelques jours par le Sénat et qui rend hommage aux armées et à leurs chefs, au citoyen Georges Clemenceau, président du Conseil, et au maréchal Foch. Cela, bien entendu, malgré la protestation de quelques socialistes incorrigibles, qui prétendent faire renvoyer ce débat à une autre séance.
Mais M. Deschanel propose, en signe de joie, de lever cette première séance et d’en tenir une autre dans dix minutes.
Cette proposition est votée d’acclamation.
La Chambre entière, à laquelle se joint le public des tribunes, entonne à ce moment la Marseillaise. L’hymne national vibre, retentit, se développe formidable et grave. C’est un moment inoubliable. J’ai vu bien des yeux se remplir de larmes en cette seconde de joie indicible.
A cinq heures, la seconde séance commence. Le président donne lecture de la proposition de loi présentée par la commission de l’armée, qui l’a adoptée à l’unanimité.
M. René Renoult, président de la commission de l’armée, nommé spécialement rapporteur, dans un discours d’un beau souffle patriotique, a dit à la Chambre à quelles hautes raisons avait obéi la commission en adoptant sans modification le texte du Sénat.
M. René Renoult. — La présente proposition revêt un caractère symbolique. À côté de l’hommage personnel que, répondant au sentiment unanime du pays, le texte propose de décerner au citoyen Georges Clemenceau, président du Conseil, qui a incarné à l’heure suprême, les espérances indomptées et la volonté de vaincre de la nation entière, (Vifs applaudissements. Les députés se lèvent et applaudissent), à côté aussi de l’hommage qu’appellent si justement l’incomparable maîtrise, la haute science militaire, la netteté et l’énergie des conceptions stratégiques du maréchal Foch, qui a libéré le territoire, le texte, glorifie les armées et leurs chefs, ainsi que le gouvernement de la République. (Vifs applaudissements les députés se lèvent et applaudissent.)
Et il conclut :
M. René Renoult. — Notre hommage va enfin, et c’est l’apothéose, à la République elle-même (Vifs applaudissements répétés. Les députés se lèvent) dont la vertu divine a fait le miracle de la victoire (Applaudissements répétés) qui pendant quarante-quatre ans a donné à la France, dans le monde, une telle situation morale, faite de respect, de sympathie et d’admiration qu’à l’heure du péril, les grandes nations du monde, éprises comme elle de justice et de liberté, se sont levées à ses, côtés pour vaincre ou périr avec elle (Vifs applaudissements), à la République qui, par ses institutions, ses lois et son enseignement, avait magnifié l’idée de Patrie, dans ce pays. (Applaudissements répétés. Les députés se lèvent).
Par elle, la Patrie n’est plus seulement la bande de territoire sacré, où nous avons fait nos premiers pas et où nous laisserons nos ossements ; elle n’est pas seulement le sol adoré que nous aimons, elle est le symbole vivant des espérances indomptées de tous les opprimés de la terre. (Vifs applaudissements. Tous les députés se lèvent et applaudissent).
Par la République, la Patrie, c’est la terre de nos grandes révolutions, débordantes de fraternité humaine, le domaine des aspirations les plus hautes des libertés humaines. Ce domaine, nous l’avons bien défendu, bien gardé, sauvé et demain, dans la grande démocratie du monde, s’épanouiront les idées bien françaises de droit, de justice et de paix universelle, des idées qui défendent tous les opprimés de la terre. (Double salve d’applaudissements. Tous les députés se lèvent et applaudissent. L’orateur en regagnant sa place reçoit les félicitations de ses collègues.)
La Chambre profondément remuée par les nobles paroles de M. Renoult, lui fait un accueil enthousiaste et décide à l’unanimité l’affichage de son discours. M. Lafont, socialiste unifié, essaie de gâter par son intervention, cette admirable et presque unanime manifestation d’union nationale. M. Lafont ne veut qu’un éloge anonyme et rejette l’idée que les enfants de France puissent avoir sous les yeux les noms de Foch et de Clemenceau, ayant bien mérité de la patrie.
Heureusement tous les socialistes ne partagent pas la manière de voir du député de Firminy. M. Varenne le dit en un fort noble langage, que la Chambre applaudit comme il le mérite.
Je ne veux pas diminuer cette admirable journée en insistant sur l’opposition de M. Renaudel et de ses amis.
Ils sont en marge de la joie nationale et inaccessibles à d’autres passions que leur passion politique. Le contre-projet qu’il développe et qui tend à inscrire au frontispice des écoles que la République a bien mérité de la Patrie n’est pas accueilli. La Chambre a, à cette heure, un sentiment plus concret de son devoir. 381 voix repoussent le contre-projet contre 63.
Le premier article est ensuite adopté par 491 voix contre 1. L’article 2 est voté à mains levées. Puis on renvoie à la commission de l’armée une addition tendant à associer le nom du président Wilson comme ayant bien mérité de l’humanité à cette mémorable journée.
La commission déclare qu’elle prendra en haute considération cette proposition qui fera l’objet d’un texte à part.
Enfin, on vote sur l’ensemble de la loi qui est adopté par 435 voix.
Auguste Avril.
Le Figaro du 12 novembre 1918.
Le texte dans la bibliothèque numérique Gallica
Le débat dans L’Humanité du 12 novembre 1918
Les honneurs de la séance
M. Deschanel prononce ensuite une allocution sur l’Alsace-Lorraine, que la Chambre applaudit.
À peine a-t-il terminé que Thomas se lève et de sa place :
Albert Thomas. — Nous demandons que les députés d’Alsace-Lorraine, qui sont présents dans cette salle, aient les honneurs de la séance (Vifs applaudissements.)
(Les députés se lèvent et, se tournant vers une tribune publique, applaudissent longuement).
Je transcris, sans en rien retrancher ni rien ajouter la notation officielle du compte rendu.
Pour rendre intelligible cette partie de la séance, il y a lieu d’expliquer que dans une tribune se trouvaient M. Wetterlé et le citoyen Weill, député socialiste de Metz. Ce sont ces représentants de l’Alsace et de la Lorraine, que la Chambre acclama longuement.
L’hommage à Clemenceau et au maréchal Foch
Jusqu’ici, aucune dissonance ne s’était produite. La joie était, peut-on dire sans mélange. Pourquoi faut-il que, par une malencontreuse insistance, la journée ne se soit pas terminée sur la manifestation de sympathie adressée aux deux députés d’Alsace et de Lorraine ?
Mais le président annonce qu’il a reçu pour être discuté, à la « prochaine séance », le projet de loi voté par le Sénat, contenant l’hommage à M. Clemenceau et au maréchal Foch.
Encore ! tout de suite !
Renaudel demande que cette séance n’ait lieu qu’aujourd’hui [sic], afin que la journée soit exclusivement consacrée à la joie nationale provoquée par l’annonce de l’armistice.
Mais la droite a hâte de manifester sa haine contre les socialistes, et la gauche ne sait rien refuser à l’union sacrée. On décide, donc, par une interprétation judaïque du règlement, que la « prochaine séance » aura lieu tout à l’heure — dans dix minutes.
La libération d’Inghels par l’émeute à Coblentz
À 5 heures, tout le monde a repris sa place et la discussion du projet de loi sénatorial va commencer. Mais avant, tout de même, la Chambre sera unie de nouveau, quand elle apprendra la libération de notre camarade Inghels. […]
Discours de M. Renoult
Le président annonce ensuite qu’on va discuter « la proposition de loi adoptée par le Sénat, ayant pour objet de rendre un hommage national aux armées, au président du conseil Georges Clemenceau et au maréchal Foch ».
Sur divers bancs, à droite et à gauche, on crie « Et Joffre ? Et Pétain ? Et Gallieni ? »
Cependant, M. Renoult, président de la commission de l’armée, était chargé d’un rapport de la proposition. Il justifia la décision favorable de la commission de l’armée dans un discours qui provoqua des applaudissements mérités sur tous les bancs de la gauche et surtout sur les bancs socialistes.
C’est que son discours, dont je ne puis donner qu’une faible idée dans ce résumé forcément sommaire de la séance, « dépersonnalise », si je puis dire, le caractère de l’hommage voté par le Sénat. Il le présenta comme un hommage « symbolique » au pays, aux soldats et à la République :
Notre hommage va enfin, et c’est l’apothéose, à la République elle-même (Vifs applaudissements répétés. — Les députés se lèvent) dont la vertu divine a fait le miracle de la victoire qui, pendant quarante-quatre ans, a donné à la France, dans le monde, une telle situation morale, faite de respect, de sympathie et d’admiration qu’à l’heure du péril, les grandes nations du monde, éprises comme elle de justice et de liberté, se sont levées à ses côtés pour vaincre ou périr avec elle (Vifs applaudissements), à la République qui, par ses institutions, ses lois et son enseignement, avait, magnifié l’idée de patrie, dans ce pays. (Applaudissements repétés. — MM. les députés se lèvent).
Tous les députés ne se sont pas levés, comme, le note le compte-rendu officiel. À droite, un malaise visible régnait et les premiers qui se levèrent furent les socialistes. La droite resta immobile.
La Chambre vote ensuite l’affichage du discours de Renoult et le président donne la parole à Émile [Ernest] Lafont.
Intervention de Lafont
Dès les premières paroles, un murmure monte des bancs de la droite et du centre vers l’orateur, qui parle de sa place.
« C’est l’honneur des institutions démocratiques, dit-il, qu’on puisse, dire tout haut ce que quelques-uns pensent tout bas.
Si j’étais seulement en face de l’admirable discours de M. René Renoult, j’aurais pu me taire, mais ce discours sera seulement sur un papier fragile aux murs de France dans les- quels vous voulez graver un autre texte.
Nous pouvions rester unis dans un enthousiasme auquel nous apportions comme vous, tout notre cœur. Nous aurions voulu que cette journée ne se déroulât pas en deux actes, car, dans ce second acte, nous sommes obligés de discuter et de distinguer. (Exclamations et protestations sur divers bancs).
Si ceux qui ont eu l’initiative du texte qui nous est soumis s’en étaient tenus à leur premier alinéa, nous aurions été unanimes.
Mais, en sortant de l’anonymat, vous êtes entrés dans l’injustice. Pouvons-nous admettre que les ouvriers de la dernière heure aient seuls le droit d’être célébrés.
Pourquoi ceux qui ont seuls récolté, semblent-ils seuls mériter les palmes, alors qu’on ne parle ni de ceux qui ont défriché ni de ceux qui ont semé. (Applaudissements à l’extrême gauche).
Au nom de la gloire collective que la Chambre veut célébrer, qu’on ne demande pas à se prononcer sur des hommes.
Intervention de Varenne
Varenne, au contraire, monte à la tribune, pour dire « qu’un grand nombre » de ses amis et lui voteront le projet de loi. On peut en discuter les termes, juger l’hommage incomplet, dit-il, la postérité fera le reste.
Naturellement, la Chambre l’acclame. Il termine en faisant appel à l’union et en adjurant tous les députés de « ne pas oublier la minute magnifique » qu’ils viennent de vivre.
Intervention de Renaudel
Contre-projet socialiste. — Le passage à la discussion des articles est voté après la déclaration de Varenne et le président lit un contre-projet de Renaudel et de Bracke ainsi conçu :
Article premier. — La République a bien mérité de la patrie.
Article 2. — Le texte de la présente loi sera gravé, pour demeurer permanent dans toutes les écoles et toutes les mairies de la République.
Renaudel prend en vain la précaution oratoire de se défendre de toute parole susceptible de blesser personne. Les interruptions systématiques et violentes se déchaînent du commencement à la fin de son discours.
Renaudel. – La justification de mon contre-projet est dans le discours de M. René Renoult, car s’il a fait un bel éloge de la République, il a dû nous dire que la proposition rapportée par lui était un détour symbolique pour magnifier le régime auquel doit remonter le mérite de la victoire.
Je demande à la Chambre de ne pas employer de détour et de dire que c’est à la République, qui est en effet la France, comme l’a dit Jean Bon, que va notre hommage. (Applaudissements à l’extrême gauche).
Il y a des hommes dans notre pays qui ne veulent pas du symbolisme dont parle M. Renoult (Interruptions), et qui ne veulent voir la République que sous sa forme idéale.
À la veille de la guerre, on attendait la République à l’épreuve de la guerre (Interruptions). Il y en avait qui soutenait que la démocratie… (Interruptions).
M. Delahaye crie de sa place des paroles incohérentes, que Deguise couvre de cris de : À bas le Roy !
Le président, nous devons le reconnaître, fait des efforts louables pour mettre fin aux intolérables violences de la droite, encouragées par le silence passif des gauches. Je ne parle pas bien entendu, de l’extrême gauche, qui soutient énergiquement son orateur.
Renaudel, cependant, poursuit sa démonstration, à savoir que la France a vaincu par le rayonnement de sa République et des idées dont le pays de la Révolution fut le berceau. Ce sont à ces idées que le grand démocrate Wilson a apporté son concours.
L’adoption de notre projet serait la glorification la plus pure de l’idéal humain, car elle s’adresserait aux idées les plus hautes et magnifierait la personnalité la plus élevée et la plus sacrée qui se dresse au-dessus des hommes. (Applaudissements à l’extrême gauche).
Ce serait une grande chose de l’apprendre à nos enfants.
Vive la République ! Nous devons ne pas le dire par voie indirecte, mais le graver dans l’airain, c’est elle qui a véritablement sauvé la patrie.
Renaudel termine en citant un article odieux contre les institutions républicaines et en rappelant les vues du Lion amoureux de Ponsard. La République de 1914 peut dire comme la Convention :
Je jure que tel jour, j’ai sauvé la patrie.
On vote après ce vigoureux discours, et par 388 voix contre 63, le contre-projet socialiste est repoussé.
Adoption du projet
Un sort identique est fait à un amendement de M. Tissier, qui se plaint justement qu’on ne parle pas des armées alliées.
Puis on adopte à l’unanimité des mains levées le passage de l’article rendant hommage aux « armées et leurs chefs ».
Sur l’énumération « Georges Clemenceau, ministre de la guerre, et le maréchal Foch » Raffin-Dugens déclare qu’il ne la votera pas, car cet hommage personnel est injuste pour les prédécesseurs de M. Clemenceau et du maréchal Foch. […]
L’ensemble de la proposition du Sénat fut voté enfin par 435 voix et la Chambre s’ajourna à mercredi.
Gustave Rouanet.
L’Humanité du 12 novembre 1918.
Le texte dans la bibliothèque numérique Gallica
L’amendement de Raffin-Dugens
« Les peuples sont solidaires les uns des autres.
« La paix régnera entre eux, le jour où la presse à la solde des profiteurs de toute guerre, cessera de les exciter les uns contre les autres. (Applaudissements sur divers bancs à l’extrême gauche). »
JORF, Débats parlementaires, Chambre des députés, 2e séance du 2 novembre, p. 3009.
La figure de Clemenceau dans Le Populaire du 12 novembre 1918
Dans son édition du 12 novembre, Le Populaire de Paris, « journal socialiste du soir », organe de la minorité socialiste devenue majorité (juillet-octobre 1918), présente Clemenceau comme le « vainqueur de Draveil, Vigneux et Villeneuve-Saint-Georges ».
« Paris socialiste acclame la Révolution allemande
« En France aussi, il y a quelque chose de changé. À l’appel du Parti socialiste, une foule énorme était accourue hier et emplissait la grande salle de l’Union des syndicats. Foule vibrante, enthousiaste, qui déferlait jusque sur les marches de la tribune comme pour recevoir plus vite le mot d’ordre. […]
« Enfin, la voix retentissante de Frossard, secrétaire du Parti socialiste, fait entendre les conclusions nécessaires, dégage la leçon des événements, trace les grandes lignes du devoir de demain. Que les travailleurs rallient leurs organisations ouvrières et leur parti politique ! Que tous les socialistes deviennent des militants, qu’ils fassent rayonner autour d’eux la pensée socialiste, qu’ils fortifient les cadres du parti de la révolution !
« Une besogne énorme nous appelle. Il faut exiger immédiatement la disparition de la censure, l’abolition de l’état de siège, l’amnistie générale pour tous les militants frappés. II faut engager la lutte contre les chauvins, les réacteurs de tous poils. les journalistes de sac et de corde qui excitent les haines. Nos députés ont, eux surtout, une action énergique à mener au Parlement. Tant pis pour ceux qui auront décerné des lauriers à M. Clemenceau…
« …Une rafale de sifflets et de huées, à l’adresse du vainqueur de Draveil, Vigneux et Villeneuve-Saint-Georges, traduit la popularité dont il jouit dans la classe ouvrière.
« Et Frossard termine son éloquent appel par le mot nécessaire : « L’Internationale » ! Il faut qu’elle se réunisse ! Son heure n’est jamais passée, tant que la République sociale n’est pas instaurée dans le monde ! »
Le Populaire, 12 novembre 1918.
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Le texte de la loi
La loi est promulguée par le président de la République le 17 novembre 1918.
LOI ayant pour objet de rendre un hommage national aux armées, au président du conseil Georges Clemenceau et au maréchal Foch.
Le Sénat et la Chambre des députés ont adopté,
Le Président de la République promulgue la loi dont la teneur suit :
Art. 1er. — Les armées et leurs chefs ;
Le Gouvernement de la République ;
Le citoyen Georges Clemenceau, président du conseil, ministre de la guerre ;
Le maréchal Foch, généralissime des armées alliées,
Ont bien mérité de la patrie.
Art. 2.– Le texte de la présente loi sera gravé, pour demeurer permanent, dans toutes les mairies et dans toutes les écoles de la République.
La présente loi, délibérée et adoptée par le Sénat et par la Chambre des députés, sera exécutée comme loi de l’État.
Fait à Paris, le 17 novembre 1918.
R. POINCARÉ.
Par le Président de la République : Le ministre de l’intérieur,
J. PAMS.
Le ministre de l’instruction publique et des beaux-arts,
L. LAFFERRE.
Journal officiel de la République française. Lois et décrets, 19 novembre 1918, pp. 9983-9984.
Le récit du général Mordacq
Chef du cabinet militaire de Clemenceau, ministre de la Guerre (1917-1920) — et président du Conseil, le général Mordacq (1868-1943) publie L’armistice du 11 novembre 1918. Récit d’un témoin en 1937. Aux chapitres Ier et V, il donne un récit des « quatre journées historiques » à Paris (8-11 novembre 1918).
La journée du 8 novembre.
Le 4 novembre 1918, les Alliés décidaient d’accorder un armistice à l’Allemagne et en fixaient les conditions. Il restait à lui faire connaître ces conditions. Deux hommes allaient en être chargés : le directeur politique de la guerre : Clemenceau, et le commandant en chef des armées alliées : le maréchal Foch.
D’où l’envoi du Maréchal à Rethondes pour traiter, directement, avec les plénipotentiaires allemands, et une liaison permanente, établie à Paris, avec le Maréchal et personnifiée par moi-même au cabinet du président du Conseil. […]
Donc, le 8 novembre 1918, à 9 heures, assisté des amiraux anglais sir Wemys et Hope, le maréchal Foch se rencontrait à Rethondes, avec les envoyés allemands.
A 9 h 10, un coup de téléphone en prévenait Clemenceau. […]
Vers 11 heures, le maréchal Foch faisait encore téléphoner : « que les Allemands insistaient beaucoup pour obtenir, immédiatement, une suspension d’armes, et cela avant que l’on soit d’accord sur les conditions de l’armistice ».
Ils faisaient ressortir : « l’intérêt qu’il y avait à arrêter, le plus tôt possible, toute effusion de sang ; qu’il y avait eu, dans cette longue guerre ; assez de sang versé pour éviter d’en répandre maintenant inutilement ». Venant des Allemands, de tels arguments étaient vraiment des plus suggestifs !
À 11 h. 20, je téléphonais : « qu’on leur dise, une fois pour toutes, qu’aucune suspension d’armes ne serait accordée avant qu’ils n’aient signé l’armistice ».
Le Maréchal leur signifia alors, nettement, la volonté des gouvernements alliés ; ils n’insistèrent plus. […]
Vers midi, je recevais un coup de téléphone, annonçant que « tout allait bien » et qu’une estafette allait partir pour le ministère de la Guerre, apportant un pli urgent du maréchal Foch.
L’estafette arrivait vers 15 heures : j’ouvris le pli et je montai, aussitôt, chez Clemenceau (dont le bureau était au premier étage, dans la pièce prenant vue sur la cour qui se trouve en face du grand escalier, au-delà d’un salon d’attente) pour le lui remettre. Je le trouvai en conférence avec M. Pichon, ministre des Affaires étrangères, et M. René Renoult, président de la commission de l’armée à la Chambre des députés.
En ouvrant la porte, je m’écriai : « Bonne nouvelle, monsieur le Président. »
C’était, en effet, un compte rendu annonçant que les délégués allemands avaient accepté, en principe, les conditions de l’armistice. Ils se réservaient, toutefois, de présenter certaines observations et, en tout cas, avant de signer, d’en référer à leur gouvernement.
À peine Clemenceau eut-il fini de lire le compte rendu, que je le vis me regarder fixement, longuement. Ses yeux se mouillèrent et, se prenant ensuite la tête à deux mains, il se mit à pleurer silencieusement. Jamais, soit avant, soit au cours de la guerre, je ne l’avais vu en proie à une telle émotion. Au bout d’un court instant, il se ressaisit et s’écria : « C’est absurde, je ne suis plus maître de mes nerfs ; ce fut plus fort que moi, mais, tout d’un coup, j’ai revu 1870, la défaite, la honte, la perte de l’Alsace-Lorraine, et maintenant tout cela effacé. N’est-ce pas un rêve ? » […]
[La journée du 11 novembre]
Ainsi qu’on l’a vu au chapitre II [Les journées des 8, 9, 10 et 11 novembre 1918 à Rethondes], vers 2 heures du matin (11 novembre), les délégués allemands prévenaient le maréchal Foch qu’ils étaient prêts à entrer en séance pour signer l’armistice.
A 2 h. 15 s’ouvrit la fameuse conférence qui constitua le dernier acte de la longue tragédie qui avait duré plus de quatre années.
Chez Clemenceau.
A 5 h. 45, je recevais la nouvelle que l’armistice était signé.
Je me précipitai aussitôt chez Clemenceau ; j’y arrivai vers 6 heures. Je trouvai le Président dans sa chambre, éveillé et levé. Il n’avait pas dû dormir beaucoup car, lui aussi, comme tous les bons Français, se demandait si, décidément, cette fois, c’était bien la fin du long cauchemar.
Dès que je lui eus annoncé la bonne nouvelle, il me prit dans ses bras et m’y serra longuement. Très émus tous les deux, nous restâmes ainsi plusieurs minutes sans pouvoir parler. Je repris enfin la parole :
— Monsieur le président, la grande œuvre est enfin accomplie. Elle fut surhumaine et la France, je l’espère, saura reconnaître tout ce qu’elle vous doit.
Et le Président de répondre :
— Oui, à moi et à d’autres. […]
Ces quelques moments d’émotion passés, je lui narrai les quelques détails qui venaient de m’être communiqués sur la scène de la signature. Nous arrêtâmes, ensuite, les premières mesures à prendre pour annoncer la nouvelle aux Puissances alliées, et surtout à Paris, à la France. […]
La séance de la Chambre du 11 novembre 1918
Dans l’après-midi Clemenceau me demanda de l’accompagner à la Chambre où, vers 16 heures, il devait donner lecture des conditions de l’armistice. J’acceptai avec grand plaisir : c’était la première fois, depuis la formation du ministère, que j’allais me rendre au Palais-Bourbon, m’en étant toujours tenu éloigné, par principe, mais, cette fois, il s’agissait d’une séance peut-être unique dans l’Histoire : je n’hésitai pas, et n’eus pas à m’en repentir.
Quand Clemenceau fit son entrée dans la salle des séances, accompagné des autres membres du ministère, il fut accueilli par une ovation formidable. Tous les membres de l’Assemblée furent en proie, à ce moment, à une émotion que l’on ne peut qualifier autrement que de « sainte » ou de « sacrée ». Presque tous les yeux se remplirent de larmes à la vue de ce vieillard qui, au cours de cette lutte épique, avait si bien personnifié la France, cette vieille nation, que ses ennemis, quelques années auparavant, avaient tant accusée de veulerie, d’impuissance, de vétusté et qui, dans un sursaut magnifique, venait de montrer qu’elle n’avait rien perdu de sa vigueur et de ses qualités guerrières.
Ce fut vraiment un spectacle inoubliable. […]
La soirée à Paris.
Enfin il fut seul avec ses parents et amis. Comme on parlait de l’avenir et de la lourde tâche qu’il restait encore à accomplir, le Président déclara : « Oui, nous avons gagné la guerre et non sans peine, mais maintenant il va falloir gagner la paix, ce sera peut-être encore plus difficile… surtout avec tous nos Alliés. » Il ne se faisait donc aucune illusion sur les difficultés énormes qu’il restait encore à vaincre. C’était en somme l’Europe presque entière qu’il allait falloir remettre dans le creuset d’où devait sortir ensuite une Europe nouvelle. […]
Général H. Mordacq, L’Armistice du 11 novembre 1918. Récit d’un témoin, Paris, Plon, 1937, pp. 1-105.
La reconstitution des deux séances en 1968
L’INA conserve une série de dix émissions radiophoniques produites à l’occasion du cinquantenaire de l’armistice (11 novembre 1968).
On y trouve notamment une reconstitution des deux séances du 11 novembre 1918 :
« Première et seconde séance de la Chambre des députés
« 11 novembre 1918 : Georges Clemenceau monte à la tribune
« Séance reconstituée d’après le Journal officiel
« Avec Jean Davy (Georges Clemenceau), Marc Cassot (Paul Deschanel, président de la Chambre), Pierre Marteville (Lazare Weiller), Jean Brunel (Albert Thomas), André Falcon (René Renoult), Louis Arbessier (Alexandre Varenne).
« Réalisation : Philippe Guinard. »
La dernière émission réunit cinq historiens allemands ou français, Werner Conze (1910-1986), Eberhard Jäckel (1929-2017), Pierre Renouvin (1893-1974), Jean-Baptiste Duroselle (1917-1994) et Jacques Bariéty (1930-2014).