Le dernier livre de Clemenceau — Grandeurs et misères d’une victoire — est publié le 10 avril 1930, quatre mois et demi après la mort de l’auteur, le 24 novembre 1929. Retiré de la vie politique après l’échec de sa candidature à l’élection présidentielle de 1920, l’ancien président du Conseil s’abstient d’abord de répondre à ses contempteurs. C’est la publication d’un livre d’entretiens avec le maréchal Foch — Raymond Récouly, Le Mémorial de Foch, 1929 — qui le décide à sortir de son silence. On trouvera ci-dessous les premières pages du livre — intitulées « Envoi » — et l’« interview bassement injurieux » dans lequel Foch comparait Clemenceau à Guillaume II : « Guillaume a perdu la guerre ; Clemenceau, lui, a perdu la paix » (New York Tribune, 10 novembre 1922).
Envoi
Le Parthe, au galop de sa fuite, décochait encore un trait derrière lui. Au moment de s’engouffrer dans la nuit funèbre, le maréchal Foch paraît avoir laissé tout un lot de flèches perdues, à l’arc incertain d’un sagittaire improvisé.
L’heure actuelle n’est pas aux suggestions du silence. Ce ne sont de toutes parts que parleurs parlant d’inutiles paroles dont le bruit charme peut-être des foules au tympan crevé. Peut-être est-ce pour cela que j’ai cédé moi-même à l’entraînement universel, avec l’excuse d’empêcher que l’absence de réponse ne parût une confirmation. Non que cela m’importe autant qu’on pourrait croire. Quand on a mis dans l’action tout l’intérêt de la vie, on ne s’arrête guère aux superfluités.
Lorsque j’ai vu ce dévergondage d’« histoires de troupiers » où, dans l’intimité de la caserne, le soldat cherche inconsciemment une revanche de conflits hiérarchiques qui ne se sont pas toujours clos à son avantage, j’aurais peut-être été capable de renoncer à mon devoir si le souffle des grands jours n’avait magiquement ranimé la vieille flamme, toujours brûlante, des émotions d’autrefois.
Quoi ! Monsieur le Maréchal, vous êtes si réfractaire aux frissons des plus belles heures qu’il vous a fallu dix ans de méditations refroidies pour vous dresser contre moi sans autre cause qu’une rétrospectivité de grognements militaires ! Encore avez-vous envoyé sur le terrain un autre à votre place — ce qui ne se fait pas. Redoutiez-vous donc à ce point la riposte ? Ou bien avez-vous pensé que si je mourais avant vous, comme il était probable, je serais resté post mortem, sous le poids de vos accusations ? Monsieur le Maréchal, cela n’aurait pas été d’un soldat.
Voyons, Foch ! Foch ! mon bon Foch ! Vous avez donc tout oublié ? Moi, je vous vois tout flambant de cette voix autoritaire qui n’était pas le moindre de vos accomplissements. On n’était pas toujours du même avis. Mais un trait d’offensive s’achevait plaisamment, et, l’heure du thé venue, vous me poussiez du coude, avec ces mots dépourvus de toute stratégie :
— Allons ! Venez à l’abreuvoir.
Oui ! On riait quelquefois. On ne peut pas souvent aujourd’hui. Qui m’aurait dit que, pour nous, c’était une manière de bon temps ? On vivait au pire de la tourmente. On n’avait pas toujours le loisir de grogner. Ou, s’il y avait des grognements quelquefois, ils s’éteignaient à la grille de « l’abreuvoir ». On rageait, mais on espérait, on voulait tout ensemble. L’ennemi était là qui nous faisait amis. Foch, il y est encore. Et c’est pourquoi je vous en veux d’avoir placé votre pétard à retardement aux portes de l’histoire pour me mettre des écorchures dans le dos — ce qui est une injure au temps passé.
Je suis sûr que vous ne vous êtes plus souvenu de ma parole d’adieu, C’était à l’Hôtel de Ville de Paris, au sujet d’une plaque commémorative où il était dit que nous étions jusqu’à trois pour avoir bien mérité de la patrie — criante injustice pour tant d’autres. À la sortie, je vous mis amicalement la main sur la poitrine, et, frappant le cœur sons l’uniforme, je vous dis :
— A travers tout, il y a du bon là.
Vous n’avez pas trouvé de réponse, et je ne devais plus vous revoir jusqu’à votre lit mortuaire. Quelle faute pour votre mémoire, d’avoir eu besoin de tant d’années pour m’adresser de puériles récriminations par la voie d’un intermédiaire qui, quel qu’il soit, n’a pas connu de la guerre ce que nous en avons vécu !
Pis encore. Quand je suis allé en Amérique pour défendre la France, accusée de militarisme, vous avez laissé publier sous votre nom, contre moi, par le New York Tribune, un interview bassement injurieux que votre Mémorialiste n’a pas osé imprimer et que je mettrai sous les yeux du lecteur à côté de la lettre où vous m’exprimiez une gratitude surabondante pour avoir reçu de moi votre bâton de maréchal. Le pays nous jugera.
Je suis ce que j’étais. Qualités et défauts, tout au service de la patrie, dans le désintéressement des honneurs, des grades dûment rentés qui font poids aux balances du succès. Personne qui eût le pouvoir de m’attribuer des récompenses. C’est une force de n’attendre rien que de soi.
Vous avez la Marne, l’Yser et Doullens, et, sans doute, d’autres actions encore. Je vous ai pardonné votre flagrante désobéissance, qui, sous un autre que moi, aurait mis fin à votre carrière militaire. Je vous ai sauvé du Parlement dans la mauvaise affaire du Chemin des Dames, qui n’est pas encore éclaircie. Si j’étais demeuré à mon banc, où seriez- vous aujourd’hui ?
Pourtant, au faîte des honneurs, sous le silence de dix années, attendre que vous ayez disparu de la scène pour me faire lancer de votre fenêtre des cailloux du chemin, je vous le dis avec franchise, cela n’est pas à votre gloire. Tout autre mon sentiment quand j’allai me recueillir devant votre couche funèbre. Pourquoi faut-il que vous ayez, vous- même, porté la main, sans trace d’une provocation, sur votre renommée ?
C’en est assez pour entrée en matière. On ne me contestera pas le droit ni même le devoir de répondre à un questionneur qui commence par s’installer dans une attitude de carence. J’avais et j’ai encore des provisions de silence au service de ma patrie. Mais puisque l’on ne manquerait pas d’imputer ma modération à défaillance, je ne puis demeurer sans paroles. Vous m’appelez. Me voici.
Georges Clemenceau, Grandeurs et misères d’une victoire, Paris, 1930, pp. I-IV.
Le texte dans la bibliothèque numérique Gallica
GALLICA – BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE
Chronologie indicative
7-11 novembre 1918 : hommage des chambres à Clemenceau et Foch.
16 et 30 novembre 1919 : victoire du bloc national aux élections législatives.
16 janvier 1920 : vote préparatoire à l’élection présidentielle ouvert à tous les députés ; Clemenceau, qui obtient 389 voix contre 408 à Deschanel, renonce à se présenter.
17 janvier 1920 : élection de Deschanel à la présidence de la République.
18 janvier 1920 : démission de Clemenceau de la présidence du Conseil.
7 juin 1920 : inauguration des plaques commémoratives à l’Hôtel de Ville.
10 octobre 1922 : publication par le New York Tribune d’un entretien dans lequel Foch compare Clemenceau à Guillaume II.
11 novembre 1922 : départ de Clemenceau pour les États-Unis.
20 mars 1929 : mort de Foch.
20 avril 1929 : publication d’un chapitre du Mémorial de Foch dans L’Illustration.
25 avril 1929 : publication du Mémorial de Foch.
24 novembre 1929 : mort de Clemenceau.
10 avril 1930 : publication de Grandeurs et misères d’un victoire.
L’entretien avec le maréchal Foch dans le New York Tribune du 10 octobre 1922
Marshal Foch Raps Clemenceau,
Ridiculing His American Trip
Soldier Says Ex-Premier Seeks to Justify Himself for Losing Peace, Just as Wilhelm Seeks to Evade Responsibility for Losing the War
Special Cable to The Tribune
Copyright, 1922, New York Tribune Inc.
PARIS, Oct. 9.–In curt terms Marshal Foch to-day expressed his opinion of former Premier Clemenceau’s proposed trip to the United States, saying:
“He will cry and be sentimental like all old people. If I could advise Clemenceau I would urge him to stay at home, but he was never taken my advice.”
The Marshall plainly has not forgotten his tilts with the “Tiger of France” that preceded the signing of the Versailles Treaty. “Clemenceau reminds me,” continued the Marshall, “of Wilhelm II. Wilhelm lost the war and now is trying to justify himself, especially in America, with its memoirs. Clemenceau lost the peace. His apology for this would have little success in France, but he hopes for more success in the United States.
“He will say to Americans: ‘You are very naughty; why haven’t you ratified my treaty?’ The American answer probably will be : ‘Why talk about you treaty; we’ve repudiated the Administration which signed it. Why are you not better informed about our real opinion of the treaty?’
“Such a trip is personal propaganda, and useless.”
The forthcoming visit of M. Clemenceau to the United States “has nothing whatsoever to do with any phase of American politics, and any reports to the contrary are ridiculous.”
This was the reply of Colonel Edward House yesterday afternoon, when he was asked whether a rumor had been brought to his attention to the effect that the “Tiger” intended during his visit here, to speak on behalf of the League of Nations.
“Clemenceau,” replied Colonel House, “is one of the world’s really great men, and it is absurd to surmise that he would even remotely discuss any phase of American politics.”
“Coupled with the rumor,” he was told, “has been another report–that Clemenceau would be more or less under your guidance while he is in the United States.”
“While I expect, of course, to see him,” was the reply, “his visit is to be entirely of his own volition, and I have not heard that he is to be under the guidance of anyone”
New-York Tribune, October 10, 1922.
Le texte sur le site de la bibliothèque du Congrès
CHRONICLING AMERICA — LIBRARY OF CONGRESS
Une traduction du ministère des Affaires étrangères
Sous le titre « Le maréchal Foch critique le voyage de M. Clemenceau ». De Paris, 9 octobre : En termes concis et brefs, le maréchal Foch a exprimé aujourd’hui son opinion sur le prochain voyage de M. Clemenceau.
« Il va pleurer et faire du sentiment, comme tous les vieillards, a dit le maréchal Foch ; si je pouvais, je lui conseillerais de rester chez lui, mais il ne m’a jamais écouté !… »
Le maréchal n’a évidemment pas oublié ses passes d’arme avec le Tigre, avant la signature du traité de Versailles. « Clemenceau, a ajouté le maréchal, me rappelle Guillaume II ; Guillaume a perdu la guerre et il essaie de justifier son attitude, notamment aux yeux de l’Amérique, dans ses mémoires ; Clemenceau, lui, a perdu la paix, et comme ses explications seraient assez mal accueillies en France, il se rend en Amérique où il espère obtenir un succès ! Il dira aux Américains : « Méchants que vous êtes, pourquoi ne n’avez-vous pas ratifié mon traité ? » et les Américains répondront sans doute : « Pourquoi poser à nouveau cette question ? nous avons renversé le gouvernement qui a signé votre traité ! Pourquoi n’êtes-vous point mieux informé ? » Propagande personnelle, voilà comment l’on jugera ce voyage qui est parfaitement inutile !…
« La visite de M. Clemenceau n’a rien à voir avec la situation politique américaine et toutes les informations qui disent le contraire sont ridicules !… Telle est la réponse que vient de faire le colonel Edward M. House, auquel on demandait s’il avait remarqué une information qui laissait supposer que M. Clemenceau aurait l’intention de se faire l’interprète de la Société des nations.
« Clemenceau, a ajouté le colonel, est l’un des plus grands hommes du siècle, et il est absurde de supposer qu’il pourrait faire une allusion même discrète à la situation politique américaine… Et comme on disait au colonel que, d’après une autre information, Clemenceau serait plus ou moins « à ses ordres », le colonel a répondu :
« Certes, j’espère le voir ; mais sa visite est purement privée et je n’ai point entendu dire qu’il serait « aux ordres » de quiconque !…
Bulletin quotidien de la presse étrangère, no 2202, 11-13 novembre 1922, p. 3.
Le texte dans la bibliothèque numérique Gallica
GALLICA – BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE
Une traduction dans Grandeurs et misères
« — Clemenceau va là-bas pleurnicher et faire du sentiment, comme un vieillard qu’il est.
« Si je pouvais lui donner un conseil, je lui dirais :
« Restez chez vous !
« Mais il n’a pas pris mon avis.
« Clemenceau me rappelle Guillaume II.
« Guillaume II a perdu la guerre et maintenant il essaye — notamment aux États-Unis — de se justifier avec ses Mémoires.
« Clemenceau a perdu la paix. Son apologie n’aurait que peu de succès en France ; il espère en avoir plus aux États-Unis.
« Il va dire aux Américains : « Vous êtes vraiment méchants. Pourquoi n’avez- vous pas ratifié mon traité ? »
« Les Américains lui répondront probablement :
« Pourquoi nous parlez-vous de cela ? Nous avons chassé l’administration qui l’a signé. Pourquoi n’êtes-vous pas mieux informé de notre véritable opinion ?
« Ce voyage est une entreprise de réclame personnelle.
« Il est dépourvu de toute utilité pratique. »
Georges Clemenceau, Grandeurs et misères d’une victoire, Paris, 1930, pp. 226-227.
Le texte dans la bibliothèque numérique Gallica
GALLICA – BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE
La voix de Clemenceau dans un film sonore des années 1920
La voix de Clemenceau dans un film sonore des années 1920 diffusé par la chaîne LCP | https://t.co/7BGD9EL5ln @LCP @MuseeClemenceau @MusClem2Lattre pic.twitter.com/WIfn9j5NQO
— Langlois (@langlois_hg) 15 septembre 2018
La figure de Clemenceau pendant la Seconde Guerre mondiale
La figure de #Clemenceau pendant la Seconde Guerre mondiale : un tract découvert à Joigny, dans l’Yonne, le 27 novembre 1941, après passage d’un avion anglais la nuit précédente. Archives départementales de l’Yonne | https://t.co/PcbGtYPLqE @Departement89 pic.twitter.com/WPNgzwFls8
— Langlois (@langlois_hg) February 23, 2018