Le 30 juin 1919, Clemenceau dépose le texte du traité de Versailles devant la Chambre des députés…
M. le président. — La parole est à M. le Président du Conseil pour le dépôt de projets de loi. (Vifs applaudissements à droite, au centre et à gauche. — MM. les députés se lèvent.)
M. Georges Clemenceau, président du Conseil, ministre de la Guerre. — Messieurs, j’ai l’honneur de déposer sur le bureau de la Chambre : 1o en mon nom et au nom de MM. Pichon, ministre des Affaires étrangères ; Nail, garde des Sceaux, ministre de la Justice ; Leygues, ministre de la Marine ; Klotz, ministre des Finances ; Henry Simon, ministre des Colonies ; Claveille, ministre des Travaux publics ; Clémentel, ministre du Commerce ; Loucheur, ministre de la Reconstitution industrielle ; Colliard, ministre du Travail et de la Prévoyance sociale ; V. Boret, ministre de l’Agriculture ; Pams, ministre de l’Intérieur ; Lebrun, ministre des Régions libérées ; Lafferre, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, un projet de loi portant approbation du traité de paix conclu à Versailles, le 28 juin 1919, entre la France, les États-Unis d’Amérique, l’Empire britannique, l’Italie et le Japon, principales puissances alliées et associées, la Belgique, la Bolivie, le Brésil, la Chine, Cuba, l’Équateur, la Grèce, le Guatemala, Haïti, l’Hedjaz, le Honduras, le Libéria, le Nicaragua, le Panama, le Pérou, la Pologne, le Portugal, la Roumanie, l’État serbo-croate-slovène, le Siam, l’État tchéco-slovaque et l’Uruguay d’une part et l’Allemagne, d’autre part, ainsi que les actes qui le complètent, savoir le protocole signé le même jour par lesdites puissances ; l’arrangement de même date, entre la France, les États-Unis d’Amérique, la Belgique, l’Empire britannique et l’Allemagne, concernant l’occupation des pays rhénans, et le traité entre la France, les États-Unis d’Amérique, l’Empire britannique, l’Italie, le Japon et la Pologne ; 2o en mon nom et au nom de MM. S. Pichon, ministre des Affaires étrangères, et Georges Leygues, ministre de la Marine, un projet de loi portant approbation des traités conclus à Versailles, le 28 juin 1919, entre la France et les États-Unis d’Amérique et entre la France et la Grande-Bretagne, à l’effet de concentrer l’aide à donner à la France en cas d’agression allemande non justifiée.
M. Jean Bon. — Ce devrait être un message du Président de la République, aux termes de l’article 8 de la Constitution.
M. le président. — On n’interrompt pas une lecture comme celle-là !
M. Clemenceau. — Pour les conditions du traité lui-même et l’esprit qui l’inspira, je n’ai garde de devancer la discussion qui doit ici s’établir. À l’heure, cependant, où va se clore le plus grand drame de l’histoire, quand nous sommes encore frémissants des suprêmes devoirs magnifiquement accomplis, le premier élan de nos âmes doit être d’espérance française autant qu’humanitaire. Idéal de France, idéal d’humanité même, nous pouvons, nous devons publiquement attester la commune pensée sous le regard des grands ancêtres dont notre fierté est de continuer la patrie. (Longs applaudissements à gauche, au centre et à droite.)
Quelle joie sans limite quand, du haut de cette tribune, peut enfin tomber cette parole définitive : par la France et par ses alliés, l’œuvre de salut qui mit le monde en péril de mort est désormais accomplie. (Applaudissements prolongés.)
À la seule condition que nous demeurions présents au devoir, le vieil esprit de domination guerrière peut être à jamais terrassé le jour est venu où la force et le droit, redoutablement séparés, doivent se rejoindre pour la paix des peuples au labeur. Que l’humanité se lève pour vivre toute sa vie (Nouveaux applaudissements.) Cette paix nous voulons l’achever, comme nous avons voulu poursuivre la guerre, d’une volonté que rien ne doit faire fléchir. Cette paix, nous la ferons comme nous avons fait la guerre, sans faiblesse comme sans orgueil théâtral, avec la résolution infrangible de rester dignes des grands morts qui ont voulu le prolongement de la France en ses vertus historiques toujours plus loin, toujours plus haut.
Il le faut, puisque c’est bien contre la France d’abord, frontière même de la liberté, que fut dirigé l’effort abominable d’oppression universelle qui vient d’être anéanti. Pour écraser le droit des peuples libres à la plénitude de la vie, la France de la Révolution, avant tout, devait être abattue. Tout nous fut demandé de nous-mêmes. Nous avons tout donné. Et voici que le droit triomphant est debout, intangible. Et voici que la paix du droit, avec tous les espoirs que ce grand mot suggère, va commencer son cours.
Cette paix de la France, cette paix de grandeur humaine dont nous n’avons encore que les signes précurseurs, c’est à nous d’en donner l’exemple encore, de la vivre dans l’accomplissement de tous les grands devoirs, si nous voulons que l’accroissement d’honneur auquel notre peuple a droit lui demeure acquis d’un consentement unanime.
Seulement, cette paix, il est bon de le dire ici même en cette heure précise, ne peut pas être d’une façon exclusive la paix avec les peuples amis aussi bien qu’avec ceux à qui, après les sanctions de justice, nous voulons en imposer le devoir. La paix générale, en effet, ne serait que le fallacieux mirage d’un jour, si nous n’étions pas capables de vivre d’abord en paix avec nous-mêmes, c’est-à-dire de donner comme fondement de la paix extérieure la paix intérieure à notre propre pays. (Longs applaudissements. — MM. les députés se lèvent.)
Pour cela, sans doute, il faut l’apaisement des anciens conflits, mais l’apaisement de part et d’autre, car si l’esprit de guerre persistait en quelque point que ce fût, ce serait la paix civile trahie au moment même où nous voulons l’assurer. La paix du dehors se peut conquérir, en un moment sublime, par le sacrifice de tout ce qui fait le prix et la beauté de la vie. La paix du dedans ne s’obtient que par l’effort continu, dans un esprit d’équité supérieure, des équitables compositions successives d’impulsions, de volontés, de croyances, de pensées, d’intérêts traditionnellement opposés, parfois même contradictoires.
Il y faut l’héroïsme obscur d’une contrainte volontaire, souvent douloureuse, pour l’obstinée conservation d’un ordre rationnel (vifs applaudissements) qui, s’il ne satisfait pas immédiatement à toutes les espérances, n’en doit pas moins permettre à ces espérances mêmes de se réaliser progressivement à mesure que nous nous montrons capables de faire passer dans l’acte les parties d’idéalisme si promptes à s’offrir, si lentes à s’installer dans la réalité vécue. (Longs applaudissements.)
N’est-ce pas tout le programme de la République, depuis le jour où elle apparut sanglante, dans les premières heures de l’embrasement révolutionnaire ? N’est-ce pas le programme de la France elle-même qui se trouve ainsi tracé ? Pour que notre victoire de la guerre soit notre victoire de la paix, au moins savons-nous déjà quelles victoires sur nous-mêmes nous devons préalablement remporter.
À Bordeaux, à Versailles, en 1871, j’eus la douleur d’apporter le témoignage de mes yeux et de mon cœur brisé à l’atroce déchirement dont la cicatrice ne fut jamais fermée. (Applaudissements prolongés.) Revanche militaire et revanche morale devaient alors se conjuguer. La première est venue. Dans la défaite même, nous avons commencé l’autre. Dans la victoire nous voulons l’achever.
Assez et trop longtemps, nous avons pu disperser nos forces dans des conflits politiques et sociaux, fatalité de tous les peuples et de tous les temps, mais qui, même féconds, se traduisent, en compte final, en pertes d’énergie. C’est la commune histoire des hommes. Aucune grande conquête qui n’ait coûté des tumultes d’efforts. L’aboutissement, c’est la victoire au sens le plus noble du mot, la victoire du fait en même temps que de l’idée, la victoire non des personnes, mais de la France, de la République elle-même, la victoire de tous nos Parlements qui se sont succédé dans la commune volonté de refaire la France pour la mettre à sa juste place dans le monde, la victoire de tous nos gouvernements qui, depuis le démembrement de la patrie, se sont transmis le périlleux honneur d’affronter le dilemme du sphinx allemand : la victoire ou la mort. Nous avons choisi. L’énigme est résolue. (Applaudissements prolongés.)
L’homme qui avait organisé, dès le lendemain de 1871, la grande ruée finale de la sauvagerie pour l’universelle servitude avait cru pouvoir stupidement se vanter de tolérer, que dis-je ? d’encourager notre République renaissante comme une organisation de faiblesse, de discorde, de dissolution nationale. C’est tout ce qu’il avait compris de la liberté. (Applaudissements.)
Eh bien ! l’expérience qu’il a voulue a pu se développer librement pendant un demi-siècle. Son peuple, enchaîné au char du seigneur de la guerre et qui s’installait sous le joug par une conquête d’abaissement humain, peut maintenant constater le plein résultat de l’épreuve. L’histoire a clairement parlé. (Vifs applaudissements.)
Il est vrai, nos champs sont ravagés, nos villes sont rasées, l’élite de notre jeunesse repose au sol sacré dans un linceul de gloire, notre plus précieux trésor (Vive émotion). Tous les biens ont été prodigués sans mesure, le plus beau sang a coulé par tous les pores, les larmes ont sillonné tous les visages, tous les cœurs ont frémi d’une indicible horreur, mais les larmes des suppliciés et le sang des blessures nous ont laissés meilleurs, plus hauts, plus grands, plus complètement Français. La France est debout, vivante et forte, forte de ses volontés de justice comme des vertus militaires de ses grands soldats dont la plupart vont bientôt civiquement revenir, sans que sommeille notre vigilance, aux travaux de la paix. (Applaudissements répétés.)
Et maintenant, tous à l’œuvre pour l’accomplissement des devoirs de main succédant aux devoirs aux devoirs d’hier et d’aujourd’hui, pour l’accomplissement, avant tout, des réparations nécessaires. Non moins indispensable dans la paix que dans la guerre, l’union sociale demeure le fondement même de la patrie que nous n’aurons pas sauvée des barbares pour la déchirer de nos propres mains parricides. (Longs applaudissements.)
À l’un de se plier, dans l’organisation du labeur moderne, aux méthodes légitimes de juste coopération, nées des généralisations du droit ; à l’autre d’apprendre à se modérer, à se gouverner lui-même, à se défaire de flatteurs détestables qui lui disent, comme ils faisaient jadis à l’ancien maître, que sa puissance est absolue, qu’il peut tout faire impunément (Vifs applaudissements), sans s’exposer aux responsabilités où aboutit fatalement l’inévitable solidarité des intérêts de tous. Sacrifices mutuels issus d’une compréhension meilleure. Commençons. Tous, il faut nous hâter.
Au gouvernement, l’exemple. Il essayera, selon ses forces, de faire succéder progressivement un ordre rationnel de paix à l’empirisme subsistant des pratiques du temps de guerre. Qu’on ne nous demande pas des coups de théâtre. Un peuple ne saurait passer subitement sans transitions des bouleversements d’une défense éperdue à la vie ordonnée qui est dans les vœux de tous. (Vifs applaudissements.)
Messieurs, vous êtes la représentation nationale. Nul doute que vous ne vous inspiriez de votre seul devoir. En accord avec vous, nous avons accompli l’œuvre pour laquelle votre concours ne nous fit jamais défaut. Cette œuvre s’achèvera dans la mesure que vous saurez fixer. Vous prononcerez en toute indépendance. La loi des démocraties veut que le pays juge en dernier ressort. (Longues acclamations, Applaudissements prolongés. MM. les Députés se lèvent sur la plupart des bancs et acclament M. le Président du Conseils au moment où il descend de la tribune.)
Voix nombreuses. — L’affichage !