Le retour en France du capitaine Dreyfus dans Le Monde illustré du 8 juillet 1899

Condamné le 22 décembre 1894 à la déportation dans une enceinte fortifiée pour intelligence avec une puissance étrangère, Alfred Dreyfus est transféré à l’île de Ré (17-18 janvier 1895) puis conduit en Guyane (21 février-12 mars) et enfermé à l’île du Diable (13 avril). Il est reconduit en France en 1899, après l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 3 juin, qui casse et annule le jugement de 1894 et renvoie l’accusé devant le conseil de guerre de Rennes. Le croiseur qui le ramène — le Sfax — quitte la Guyane le 9, fait escale aux îles du Cap Vert (18-20 juin) et se trouve en vue de la presqu’île de Quiberon le 30. À 9 heures du soir, sur une mer démontée par la tempête, Dreyfus est embarqué dans un canot, rejoint un bateau à vapeur et débarque à Port-Haliguen, du canot du bord, à deux heures et quart du matin. Convoyé par train spécial, il arrive à la prison militaire de Rennes le 1er juillet à 6 heures du matin. Dans son édition du 8, Le Monde illustré donne un récit détaillé de son retour.

Le récit du Monde illustré

LE RETOUR DU CAPITAINE DREYFUS

Grâce à ses envoyés spéciaux et à ses nombreux correspondants, Le Monde illustré a pu réunir sur cet événement si fiévreusement attendu de part et d’autre, les documents les plus exacts et, peut-on dire, les plus difficiles à obtenir, en raison du mystère dont on a entouré le retour du prisonnier de l’île du Diable. Le Sfax qui l’a ramené en France, était passé depuis plusieurs jours à l’état de vaisseau fantôme et, non seulement le jour, mais toute la nuit, c’était, sur tous les points de la côte où l’on supposait qu’il pourrait aborder clandestinement, une faction opiniâtre de tous les journalistes, reporters, dessinateurs, photographes, etc., avides de signaler les premiers le navire attendu et de voir débarquer le passager qu’il portait à son bord.

C’est à Port-Haliguen, à deux heures moins le quart, que s’est effectué ce débarquement, dans la nuit du 30 juin au 1er juillet.

Haliguen est le principal port de la presqu’île de Quiberon.

Il est situé à l’est de la petite ville de Quiberon.

La presqu’île de Quiberon forme dans la mer une saillie de 10 kilomètres de longueur depuis l’isthme jusqu’à son extrémité méridionale ; elle s’étend du nord au sud, mais en s’incurvant légèrement vers l’est ; sa largeur est de 2 kilomètres en moyenne et atteint 3 kilomètres vers le sud ; l’isthme qui la rejoint au continent n’a que 60 mètres de largeur. La péninsule est couverte de mamelons dont les plus élevés atteignent 32 mètres.

La côte occidentale est inabordable ; bordée d’escarpements rocheux, elle présente seulement un point d’accession, le petit havre de Portivy, situé auprès de l’isthme, à portée du fort Penthièvre, aujourd’hui sans grande valeur militaire ; la côte orientale, au contraire, est plate et très accessible, et présente plusieurs petits ports dont Haliguen, lieu du débarquement. La presqu’île de Quiberon a été dévastée par les Anglais en 1746, au moment de leur tentative sur Lorient ; elle est restée célèbre par le désastre des émigrés en 1795. Soutenues par l’escadre anglaise, qui avait forcé l’escadre française à se réfugier à Lorient, les troupes de Georges Cadoudal avaient balayé la côte et surpris le fort de Penthièvre. Mais l’armée républicaine, moins d’un mois après le débarquement avait repris le fort Penthièvre à la baïonnette et balayé les émigrés, qui n’eurent d’autre ressource que de se jeter à la mer, et dont quelques-uns réussirent à se réfugier à bord des bâtiments anglais.

Plusieurs heures après que les feux du Sfax furent signalés, un bruit de rames révéla l’approche d’un canot qui s’avançait dans la nuit sous les rafales et sous la pluie.

L’avertissement du lieutenant de vaisseau qui commandait, prévint qu’il allait accoster.

Dès que Dreyfus eut mis pied à terre, une compagnie d’infanterie qui attendait sur le môle de Port-Haliguen, se forma en escorte pour accompagner le landau à deux chevaux dans lequel il prit place avec le directeur de la Sûreté, M. Viguié, et l’on fit route vers Quiberon.

Là, un train spécial attendait, composé de trois voitures et d’un fourgon.

Dreyfus, le col du paletot relevé, pour se préserver du vent et de la pluie, descend de voiture et ouvre lui-même la portière du wagon qui lui est désigné.

Il ne prononce pas une parole.

Les personnes qui l’accompagnent prennent place dans le train spécial, et la locomotive siffle : on se met en route pour Rennes à l’heure précise où l’on devait exactement y arriver, sans les quatre heures de retard provenant de la tempête.

Le train, désormais historique, est ainsi composé : la locomotive no 865, de la Compagnie de l’Ouest ; un wagon de 1re classe vide, no 2953, de la Compagnie d’Orléans ; un deuxième wagon de 1re classe, no 2977, de la Compagnie d’Orléans. Le premier compartiment de ce wagon est occupé par des inspecteurs de la Sûreté ; le second, par Dreyfus, le capitaine de gendarmerie, le maréchal des logis et un brigadier ; le troisième, par MM. Viguié, Hennion et Goussot, inspecteur de la Compagnie de l’Ouest ; un troisième wagon de 3e classe vide, no 396, de la Compagnie d’Orléans, et un fourgon no 10205. Le train s’arrête trois fois : à Vannes, à Redon et à Bruz. Aucun incident.

Définitivement, il stoppe au passage à niveau dit la « Rabelaise » à la Ville Saint-Pierre, ou la « Vache crevée », et par une étrange ironie du sort, en face de l’« Auberge de la Gaieté », à 2500 mètres de la gare de Rennes.

Pour ne pas donner l’éveil en cette dernière ville, deux voitures avaient été commandées à Redon. Elles sont là, ainsi que quatre gendarmes espacés à courte distance.

Quelqu’un dit au garde-barrière, lequel, nouvelle ironie, se nomme Picard :

— Voici Dreyfus !

Et le brave homme de répondre :

— Dreyfus ? connais pas ! Est-ce que c’est un habitant du pays ?

Dans une voiture prennent place le prévenu et la gendarmerie. Dans la seconde, MM. Viguié, Hennion, le préfet, que M. Viguié a averti, et deux inspecteurs à côté du cocher. Les chevaux partent à fond de train, enfilent le faubourg de Nantes, passent devant l’Arsenal où des ouvriers occupés à lire une affiche ne se retournent même pas, débouchent rue Thouillier et entrent dans la rue Duhamel, où donne la porte même de la prison militaire.

Cela n’a pas demandé cinq minutes. Pas un cri, pas le moindre incident.

Rennes n’est pas encore éveillée. Il y a au plus vingt personnes à proximité de la prison. Le temps est très clair.

Pendant que son landau roulait vers la prison, le train A, sans effectif de troupes, restait en « panne » pendant vingt minutes au passage à niveau. Ce laps de temps écoulé, la machine 865, de l’Ouest, remorquant le wagon 2953, du PO, et un wagon de troisième classe, repartait en gare de Rennes. Il n’y avait plus dans le train que quatre gendarmes et deux agents de la Sûreté qui s’amusèrent sans doute, à la gare centrale, du désappointement des gens.

Les curieux qui attendaient autour de la prison le cortège se sont peu à peu disséminés.

Il est six heures cinq. Le prisonnier est remis par le capitaine de gendarmerie au greffier de la prison qui le conduit dans sa cellule. Le préfet donne l’ordre d’informer Mme Dreyfus de l’arrivée de son mari et de lui dire qu’elle pourra le voir dès le matin même.

A huit heures et demie, son père, sa mère et son frère aîné la conduisaient à la prison, très voisine de la villa de Mme Godard, la rue de Chatillon où est située celle-ci débouchant juste devant l’une des nombreuses portes de la demeure actuelle du condamné de 1894. M. et Mme Havet suivent le groupe familial devant lequel les passants se découvrent.

Mme Lucie Dreyfus ayant été seule autorisée à pénétrer dans la cellule réservée à son mari, ses parents et ses amis sont restés au parloir. On l’a conduite au premier étage, où elle est restée jusqu’à dix heures et quart et où elle a été, pour cette première journée, exceptionnellement autorisée à retourner l’après-midi, car la carte d’entrée n’est point « permanente ». Mme Dreyfus n’est autorisée à voir le prévenu qu’une fois tous les deux jours, le dimanche ne comptant pas. Cela équivaut à dire qu’il lui est permis de le visiter trois fois par semaine.

Dans la journée du 3 juillet le capitaine Dreyfus a reçu la visite de MMes Démange et Labori, et de leurs secrétaires, qui lui ont donné tous les détails qu’il ignorait en raison de sa réclusion.

Me Demange rappelé à Paris par un procès qu’il devait plaider, Me Labori est resté pour quelques jours à Rennes, voulant reprendre complètement l’affaire, y rattacher les nombreuses tangentes que le prisonnier ne saisit point, et s’efforçant de lui faire comprendre ce qu’il appelle l’extérieur de la question.

Quelque diligence qu’apportent les défenseurs au travail préparatoire du nouveau procès, les débats ne pourront commencer au plus tôt avant un mois. Parmi les illustrations nombreuses se rapportant aux faits que nous venons de raconter, celles qui ont rapport au Sfax sont assurément des plus intéressantes en raison des prodiges de diplomatie qu’il a fallu accomplir pour se les procurer. Leur caractère d’authenticité s’augmente d’un mérite artistique qui n’échappera pas à nos lecteurs.

La traversée du Sfax, de la Guyane en France, a duré 21 jours, y compris une relâche de 48 heures aux îles du Cap Vert.

Ce bâtiment, qui a été détaché de la station des Antilles pour accomplir la mission de ramener le capitaine Dreyfus, se trouvait à la Martinique le 3 juin, au moment où la Cour de cassation rendait son arrêt de révision. Il reçut l’ordre de gagner immédiatement les îles du Salut pour y embarquer le prisonnier. Le 7, il arrivait à destination.

Le 8, le capitaine Dreyfus était amené à bord par un commandant d’artillerie de marine et, le lendemain 9, le Sfax appareillait.

Les instructions du ministre de la Marine prescrivaient au commandant Coffinières de Nordeck de toucher à Saint-Vincent (îles du Cap Vert) pour y recevoir de nouveaux ordres télégraphiques.

Jusque-là, il avait été convenu que le croiseur irait directement à Brest. L’ordre nouveau qui lui parvint à Saint-Vincent désignait Quiberon comme point de débarquement. Les raisons de ce changement de destination ne sont pas connues.

Le Sfax mouillait à Saint-Vincent le 19 pour en repartir le surlendemain 21, après avoir complété son charbon et pris des vivres frais. Il faisait route alors sur Belle-Isle et Quiberon, mettant à peu près dix jours à couvrir les 2200 milles qui séparent les îles du Cap Vert des côtes de Bretagne, ce qui lui donne une vitesse moyenne de 9 nœuds environ. C’est peu, sans doute, pour un croiseur réputé rapide, mais il faut penser que le commandant du Sfax avait évidemment pour instructions d’arriver à jour et à heure fixes — mettons dans la nuit du 30 juin au 1er juillet — et qu’il a dû régler sa marche en conséquence.

La cabine occupée par le capitaine Dreyfus était la première à bâbord arrière ; ce n’est pas une cabine bien luxueuse, elle est occupée d’ordinaire par un maître de manœuvres. Pour voisin, Dreyfus avait précisément le lieutenant de vaisseau Roque, lequel prétend que l’on dormait tranquillement dans la cabine d’à côté. En face et plus au fond, sur le même côté, se trouvent les cabines du lieutenant de vaisseau Bihel, de l’enseigne de vaisseau Crétin et le poste des aspirants. Devant la porte même sont couchées, dans leurs supports, d’énormes torpilles ; puis des fusils et des sabres partout. On affirme que durant la traversée tout entière Dreyfus n’a pas prononcé une seule parole, qu’il s’est bien porté et a semblé avoir une confiance absolue dans le résultat du procès de révision.

À bord, il était considéré comme un officier aux arrêts, et conformément au règlement, personne ne lui parlait.

« Nous n’avions aucune relation avec lui, a dit le capitaine en second du Sfax, M. le lieutenant de vaisseau Champanhac. Cependant, nous ne sommes ni des geôliers, ni des bourreaux ; j’ai eu quelques rapports verbaux avec lui. Je crois qu’il a la plus grande confiance dans l’issue de son procès. Je l’ai entendu dire : Je n’en veux à personne. Je suis un officier, je suis un soldat, je comprends la consigne. Il faisait allusion au mutisme observé vis-à-vis de lui. » Lorsque le passager avait besoin de quelque chose, c’est au lieutenant Champanhac qu’il avait recours, ainsi qu’en fait foi le billet suivant : « Le capitaine d’artillerie Alfred Dreyfus serait reconnaissant au capitaine Champanhac de mettre à sa disposition quelques livres de marine et une carte de l’Atlantique. Que les soirées sont donc longues ! »

L’inculpé prenait le matin, à 7 heures, du café dans lequel il mettait du lait concentré. Entre ses repas, il mangeait très souvent du chocolat. À 11 heures, il déjeunait et était servi comme officier et, le soir, il dînait entre 6 et 7 heures. Il avait l’autorisation de se promener trois heures par jour, mais sur le pont-arrière. Il était alors gardé par deux sentinelles. Les heures habituelles de la promenade étaient entre 10 heures et 11 heures, de 1 heure à 2 heures et de 5 à 6. Il ne profitait guère du temps de liberté de 1 heure à 2 heures, et restait dans sa chambre pour faire sa sieste.

Dreyfus mangeait la cuisine des officiers, et, comme eux, trois plats, un dessert et le café. Dans la journée, pour tuer le temps, la cigarette aux lèvres ou un cigare allumé, il restait longuement appuyé contre la porte de la cabine, regardant à travers le vitrage l’équipage qui vaquait aux travaux du bord. Dreyfus lisait aussi beaucoup de livres. La lecture des journaux lui était interdite, et il dessinait parfois. Il paraissait souvent plongé dans de longues rêveries. Il se couchait généralement à 7 heures du soir, se relevait presque toutes les nuits vers minuit ou une heure pour fumer une cigarette, et, régulièrement, se levait à 5 heures du matin.

À la porte de la cabine se tenait continuellement un quartier-maître en armes, et lorsqu’il désirait quelque chose, il s’adressait verbalement à la sensuelle qui transmettait la demande à qui de droit.

La cabine destinée au passager avait été choisie de préférence parce qu’elle est située en arrière de bâbord et éloignée des manœuvres et du va-et-vient de l’équipage. Sur le devant de la cuisine, il en existe de deux autres semblables.

Pour communiquer avec cette cabine, comme il y en a sur tous les bâtiments de l’État, il suffit de tirer sur une poignée, la porte étant à glissière. Ses dimensions sont de 5 mètres de longueur et de 2 m 50 de large, sur autant de hauteur. Un sabord grillé, par le moyen de trois barres, s’ouvre formant fenêtre à deux battants et à deux carreaux chacun. Celui inférieur de gauche est brisé. Le plancher est recouvert d’un tapis en linoléum. À gauche de la cabine, en entrant, se trouve une armoire à deux battants peinte en blanc avec des panneaux rouges puis à côté un secrétaire bien vermoulu, sur lequel est placé, au-dessus, une lampe électrique avec abat-jour, pour éclairer la cabine ; une table en bois blanc, sur laquelle le prévenu prétraitées repas, et une chaise. À la droite de la cabine, se trouve un lit du genre de ceux qu’ont les troupes, lit de guerre sur lequel sont posés une paillasse, un matelas, un traversin, un oreiller, une couverture grise et un seul drap ; non loin, une toilette, un broc et une cuvette en zinc. Un homme de l’équipage a noté les incidents de la traversée.

Nous extrayons de ce manuscrit dont nos confrères quotidiens ont publié des extraits, des passades relatifs aux documents illustrés que nous publions sur la traversée.

Journal de bord d’un matelot du Sfax :

Le 24 mai, nous recevons un ordre de l’amiral nous demandant si notre présence était nécessaire à la Guadeloupe. Sur une réponse négative, une nouvelle dépêche nous enjoint de regagner Fort-de-France.

Le 26, nous quittons la Pointe-à-Pitre et nous arrivons à Fort-de-France le lendemain matin.

Le 30, nous recevons à sept heures du soir un ordre ministériel nous prescrivant de compléter nos vivres, rechanges et munitions pour un délai de trois mois, puis de compléter notre charbon pour un long parcours. L’ordre ne porte pas de destination.

Le lendemain, à la première heure, nous commençons nos vivres et notre charbon que nous complétons à 720 tonneaux. Puis, nos approvisionnement terminés, l’amiral informe le ministre que le Sfax est prêt à appareiller.

On termine par l’embarquement de huit bœufs vivants et nous attendons de nouveaux ordres.

Le dimanche 4 juin, à quatre heures, une dépêche ministérielle nous ordonnait d’appareiller le plus tôt possible pour une destination inconnue. Notre commandant se rend à bord de l’amiral, et celui-ci lui remet un pli cacheté contenant notre destination, avec un ordre formel de le décacheter seulement à 30 milles au large. Il nous donne la première route sur la Barbade (île anglaise), puis il nous fait prendre encore 60 tonnes de charbon et huit autres bœufs vivants.

A deux heures du matin, le charbon terminé, on met l’équipage aux postes d’appareillage et le Sfax quitte la rade de Fort-de-France. Le pli est décacheté à la distance réglementaire et l’on apprend que nous allons en mission secrète pour prendre à notre bord l’ex-capitaine Dreyfus à Cayenne, mais sans autre destination.

Le même jour, nous passons en vue de la Barbade et nous arrivons en vue des îles du Salut le 7 juin vers sept heures et demie. A trois milles des îles, nous lançons des fusées pour attirer l’attention et pour demander le pilote. Nos fusées ne sont pas aperçues et nous faisons fonctionner nos projecteurs électriques sur les îles. Enfin, vers neuf heures, on découvre une petite embarcation qui se dirige vers le bord. C’est le pilote qui se décide enfin à embarquer. Il monte à bord, et l’on décide que l’on appareillera à cinq heures du matin. Le pilote couche à bord.

Le lendemain à 5 heures, on lève l’ancre pour se rapprocher des îles afin de pouvoir nous approvisionner en charbon et en eau douce. Aussitôt nous apercevons une embarcation du Goéland, le bâtiment de guerre qui fait le service des îles, qui vient vers nous. Le commandant du Goéland monte à notre bord. Au même instant, une chaloupe à vapeur se détache des îles et se dirige également vers nous en remorquant un canot à rames avec un équipage de forçats.

Arrivé à cent mètres environ du bord, le canot est détaché. Un capitaine de gendarmerie et deux officiers du même grade viennent rejoindre le commandant du Goéland qui porte un grand pli cacheté. Ces officiers sont reçus dans le salon du commandant du Sfax où est pris connaissance en commun du pli apporté. Pendant ce temps, la chaloupe à vapeur est restée au large, ayant à bord un brigadier de gendarmerie ainsi qu’un gendarme.

Puis on aperçoit par moments un civil auquel cette navigation ne paraît pas claire. Il est vêtu d’un complet en drap bleu marine et d’un casque en liège. Il se cache la tête dans les mains ; quelquefois il se lève et fait deux pas, puis retombe aussitôt sur un banc. Il paraît abattu.

On se demande quel peut être ce personnage. Divers bruits circulent parmi l’équipage et, après une heure environ, les officiers sortent des appartements du commandant. Ordre est donné au canot d’aller le long du bord de la chaloupe à vapeur prendre l’individu et de le ramener à bord du Sfax.

Le canot exécute les ordres et enfin, dix minutes après, on voit, montant péniblement et d’un pas peu sûr les échelles de la coupée, suivi par les gendarmes, revolver en ceinture, l’ex-capitaine Dreyfus qui entre chancelant. Mais il recouvre bientôt ses forces. D’une main encore tremblante, il salue militairement en se redressant d’un geste vif, car il est très voûté.

Le condamné a les cheveux gris, la barbe rouge foncé, parsemée de quelques poils gris. La physionomie générale est assez bonne malgré le mal de mer qu’il éprouve…

Le samedi 10 on lève l’ancre n’ayant pas pu faire notre ravitaillement en charbon ni en eau, et nous quittons les îles du Salut en faisant route sur Saint-Vincent, îles du cap Vert.

Pendant la traversée, le capitaine Dreyfus se porte à merveille. Il semble réjoui et sourit parfois dans ses promenades sur le pont en voyant l’animation qui règne autour de lui. Il semble heureux de se retrouver parmi ses semblables, habitué depuis quatre ans à vivre seul et isolé du monde. Il mange de très bon appétit. Il est vêtu pour la traversée d’un complet en toile blanche et d’un casque.

Le 18, à dix heures du matin, on aperçoit la première terre des îles du Cap-Vert et vers deux heures et demie, on arrive au mouillage de Saint-Vincent. Aussitôt mouillé, le Sfax salue la terre portugaise de Saint-Vincent de vingt et un coups de canon. Salut qui nous est rendu coup pour coup par les forts de la ville. Le consul de France se rend à bord. Toute communication avec la terre est formellement interdite. Dans la soirée, les citernes sont remplies d’eau douce. On embarque du charbon ; le ravitaillement en vivres frais s’effectue par les soins du consul de France. Aucune lettre ni aucune dépêche ne doivent être expédiées de ce port afin de ne pas révéler le passage de Dreyfus à bord du Sfax.

Depuis le début de la traversée, le ministre de la Marine a fait tout son possible pour dépister non seulement la presse, mais le public tout entier. C’est le jeudi soir, à trois heures de l’après-midi, que le Sfax arriva en vue de Lorient, puis de Quiberon. À ce moment il fut accosté par le stationnaire Caudan, du port de Lorient, qui lui portait l’ordre de rester au large jusqu’au lendemain vendredi à neuf heures du soir. Depuis la relâche du cap Saint-Vincent, où l’on était resté deux jours, on savait que le lieu d’atterrissage était Quiberon, mais l’heure fixée pour le débarquement était ignorée.

Le Monde illustré, 8 juillet 1899, pp. 24-31.

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La chronologie du retour

Dans Cinq années de ma vie, Alfred Dreyfus donne de son retour la chronologie suivante.

5 juin 1899, midi et demi. — Notification à l’accusé de l’arrêt de la Cour de cassation.

9 juin, 7 heures du matin. — Départ de l’île du Diable sur la chaloupe du pénitencier.

9 juin, 10 heures. — Embarquement sur le Sfax.

18-20 juin. — Relâche aux îles du Cap Vert.

30 juin au matin. — Arrivée en vue des côtes françaises.

30 juin, 9 heures du soir. — Débarquement dans un canot ; Dreyfus rejoint le bateau à vapeur, puis embarque sur le canot du bord afin de rejoindre la terre.

1er juillet, deux et quart du matin. — Débarquement à Port-Haliguen.

1er juillet, 6 heures du matin. — Arrivée à la prison militaire de Rennes.

Alfred Dreyfus, Cinq années de ma vie, 1894-1899, Paris, Fasquelle, 1901, pp. 316-323.

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Les documents du Monde illustré dans les collections des archives municipales de Brest

Les photos publiées par Le Monde illustré dans son édition du 8 sont en partie conservées dans les collections des archives municipales de Brest.

2Fi09185 — Alfred Dreyfus, 9 juin 1899. Île du Diable, retour : bateaux de transfert du capitaine Dreyfus sur le croiseur Sfax.

2Fi09186 — Alfred Dreyfus, 9 juin 1899. Île du Diable, retour : salut du capitaine Dreyfus à son entrée sur le croiseur Sfax.

2Fi09187 — Alfred Dreyfus, juin 1899. Île du Diable, retour : marins et civils sur le croiseur Sfax.

2Fi09188 — Alfred Dreyfus, juin 1899. Île du Diable, retour : promenade de l’après-midi du capitaine Dreyfus sur le pont du croiseur Sfax (1).

2Fi09189 — Alfred Dreyfus, juin 1899. Île du Diable, retour : promenade de l’après-midi du capitaine Dreyfus sur le pont du croiseur Sfax (2).

2Fi09190 — Alfred Dreyfus, juin 1899. Île du Diable, retour : le capitaine Dreyfus dormant dans sa cabine sur le croiseur Sfax.

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Autres représentations du retour dans la presse illustrée

Le retour du capitaine Dreyfus fait l’objet de nombreuses représentations dans la presse illustrée, en France comme à l’étranger. Les deux premiers documents figurent, sans référence précise, dans un « recueil factice d’estampes et de caricatures relatives à l’affaire Dreyfus » de John Grand-Carteret conservé dans les collections de la bibliothèque numérique Gallica-BNF. Le premier provient sans doute du numéro 38 de La Vie illustrée (6 juillet 1899). Le second est publié à la une du supplément littéraire illustré du Petit Parisien (16 juillet 1899). Le troisième, emprunté à un journal de Budapest, est repris dans Le Figaro du 4 juillet 1899.

« À PORT-HALIGUEN : LE DÉBARQUEMENT.
« (Croquis d’après nature de notre envoyé spécial Georges Redon.)

Recueil factice d’estampes et de caricatures

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« ARRIVÉE DE DREYFUS À QUIBERON »

Recueil factice d’estampes et de caricatures

Le Petit Parisien du 16 juillet 1899

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« LE RETOUR DE DREYFUS »

(Ustokos, de Budapest)

Le Figaro du 4 juillet 1899

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