Les accords de Bretton Woods devant l’Assemblée constituante : discours de Gaston Defferre

Adoptés par une conférence internationale réunie à Bretton Woods (New Hampshire) du 1er au 22 juillet 1944, les accords du même nom établissent un système monétaire international à parités fixes dont le bon fonctionnement repose sur deux institutions, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD). Le gouvernement français les soumet pour ratification à l’Assemblée nationale constituante le 26 décembre 1945 et celle-ci les adopte à l’unanimité au cours d’une séance de nuit. Dans son édition du 25, le journal communiste Ce Soir écrivait : « D’un point de vue moins théorique, on peut dire que les Américains se sont trouvés dans la position d’un riche commerçant qui regorgerait de marchandises à vendre mais qui, en face de lui, ne trouverait que des clients dépourvus de ressources. Pour écouler son stock, il imagine de leur demander de créer une caisse commune qui fera des prêts aux plus besogneux, chacun en contre-partie s’engageant à ne pas faire faillite. Tel qu’il se présente, malgré ses insuffisances et ses dangers, l’accord de Bretton-Woods constitue cependant une étape décisive dans l’établissement de relations économiques nouvelles dans le monde tourmenté d’après-guerre. » Lors de la discussion, au nom du groupe socialiste, le député des Bouches-du-Rhône Gaston Defferre plaide pour l’adhésion, mais formule à son tour des réserves.

Nous avons, au moins par nos anciens, l’expérience de l’entre-deux-guerres et nous savons qu’en 1919 c’est parce qu’on ne s’est pas assez occupé d’établir une organisation économique mondiale que la paix fut précaire et que très vite les causes du conflit réapparurent. (Applaudissements à gauche.)

La sécurité collective, dont la nécessité n’est plus contestée par personne, doit être assurée, pour être efficace, d’une organisation économique internationale. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.) Il n’est pas possible de maintenir la paix entre les États si, en même temps que l’on règle les questions territoriales, ethniques, politiques, on ne règle pas les problèmes relatifs aux rapports économiques des pays, qui parfois sont opposés.

Les pays qui ont participé aux hostilités, qui ont souffert, ont maintenant des tâches nombreuses. Ils doivent d’abord reconstruire, transformer leurs industries de guerre en industries de paix, procéder à l’assainissement de leurs finances publiques.

Les nations sont souveraines, et la solution de ces problèmes peut être trouvée à l’intérieur de chaque État. Mais, dans le monde moderne, tous les peuples sont solidaires, les crises qui ont précédé la guerre l’ont prouvé, et si, dans chaque État, on laisse faire les initiatives privées, si d’État à État les plans ne sont pas coordonnés, des crises économiques éclateront de nouveau et nous verrons encore apparaître des germes de guerre.

La souveraineté nationale de chaque État ne pourrait être et ne peut être garantie, en réalité, que si elle est complétée, renforcée par une autorité supranationale qui, dans l’ordre économique comme dans l’ordre politique, apportera une organisation internationale. (Applaudissements à gauche.)

Les accords de Bretton Woods qui sont soumis aujourd’hui à notre ratification nous offrent, si faible soit elle, une possibilité d’entrer dans cette voie et nous, socialistes, nous la saluons en tant que tels ! (Applaudissements à gauche.) Nous préférons, nous socialistes, une réglementation au grand jour de l’exercice de la souveraineté populaire à l’emprise sur la liberté des nations qui s’exerce parfois de façon camouflée, mais non moins certaine, par le canal des féodalités financières internationales, des trusts, pour les appeler d’un nom à la mode.

Un État n’est pas indépendant et souverain lorsqu’une vaste spéculation pèse sur son économie, lorsque la spéculation altère sa monnaie ou lorsque sa politique générale est influencée par le poids qui pèse sur sa politique financière. (Très bien ! très bien ! à gauche.)

Mais, l’organisation internationale doit à base démocratique et les États ne doivent renoncer à leur souveraineté que dans la mesure où ils sont traités sur un pied d’égalité et où les uns ne sont pas souverains et les autres vassaux. (Applaudissement à gauche.)

C’est dans cette mesure que les accords do Bretton Woods ne nous donnent pas toutes satisfaction, car, l’organisation de Bretton Woods n’est pas parfaitement démocratique.

Il semble que les Américains aient compris ce que devrait être une organisation économique internationale. Le présidant Roosevelt lorsqu’il s’est adressé au Congrès, le 12 février 1945, a défini les accords de Bretton Woods en disant :

« En bref, l’accord monétaire représente toute la différence entre un monde repris dans le maelstrom de la panique et la guerre économique, aboutissant à la guerre, comme dans les années 1930 et un monde dans lequel les nations s’efforceront d’atteindre au salut par la confiance, la coopération et l’aide mutuelle. »

Les journaux américains ont salué ces accords comme le symbole de la coopération internationale monétaire. Enfin, l’association des banques américaines a violemment critiqué le projet et, pour nous socialistes, c’est là un assez bon signe. Car, lorsqu’on connaît la violence des sentiments libéraux des grandes banques américaines, qui considèrent que certains domaines leur sont réservés, dans desquels l’État ne doit pénétrer, on peut penser que, de leur part, la critique d’un tel projet suffit à prouver qu’il contient, sans doute, quelque chose de bon (Applaudissements à gauche.)

Mais, hélas ! tous les échos qui nous viennent d’Amérique à propos de ces accords ne rendent pas le même son.

M. Morgenthau, secrétaire d’État au Trésor américain, a déclaré en 1943 qu’il considérait comme un axiome les possibilités indéfinies du régime actuel. Il pense que les crises cycliques sont provoquées par des causes fortuites et que, en insufflant des crédits, en répartissant les crédits dans le monde, on pourra, avec un régime libéral, rétablir la prospérité sur notre planète.

Nous pensons, nous socialistes, qu’au contraire un changement de régime de structure est nécessaire. (Applaudissements à gauche.)

Enfin, quand nous examinons les accords de Bretton Woods, nous nous apercevons que les États-Unis jouent un rôle prépondérant ; et ceux d’entre vous, mesdames et messieurs, qui ont lu les comptes rendus des débats qui ont eu lieu, à la Chambre des Communes, à l’occasion de la ratification de ces accords, ont pu voir que nos collègues anglais avaient manifesté leur inquiétude en pensant que l’économie américaine allait peut-être dominer l’économie nationale.

En réalité, voyez-vous, il faut que les facteurs d’union qui ont existé entre les Alliés pendant la guerre subsistent et qu’un pays ne cherche pas à dominer les autres, à travers des accords même internationaux, en matière économique, car ce serait la rupture de l’union entre les Alliés et nous irions d’abord vers de nouvelles guerres économiques, puis peut-être, vers de nouvelles guerres tout court.

Je voudrais adresser une dernière critique sur ce plan, aux accords de Bretton Woods. Les capitaux qui entrent dans la Banque internationale pour servir des prêts à long terme sont des capitaux français, anglais ou américains, et quand ils sortent de la Banque, ils n’ont pas revêtu un caractère international, c’est-à-dire un caractère anonyme ; ils conservent les caractéristiques de leurs origines et l’on peut craindre que l’État le plus riche, les États-Unis d’Amérique, n’établisse par là une hégémonie financière dont nous savons qu’elle est aussi redoutable qu’une hégémonie militaire.

Journal officiel de la République française. Débats de l’Assemblée nationale constituante, séance du mercredi 26 décembre 1945, no 18, 27 décembre 1945, pp. 390-392.

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