« Il y avait un vieux système… » : la théorie de l’équilibre des puissances selon Clemenceau

Après la signature de l’armistice (11 novembre 1918) et l’arrivée du président Wilson à Paris (14 décembre), à l’occasion d’un débat à la Chambre sur le vote des douzièmes provisoires pour le premier trimestre 1919, l’extrême gauche socialiste demande au gouvernement des explications sur sa politique en matière de paix et de démobilisation. Ouverte dans l’après-midi du samedi 28 décembre, la discussion reprend le dimanche 29 à 9 h 30 et s’achève le lundi 30 à 8 h 55 au terme d’une séance de près de vingt-quatre heures. À 23 h 10, dans la nuit du 29 au 30, Clemenceau prend la parole depuis le banc du gouvernement, explique qu’il ne peut pas tout dire, mais donne quelques indications sur ses dispositions à la veille de la conférence de paix. Sans cesse interrompu par l’extrême gauche, il se rassied au bout d’une vingtaine de minutes, puis reprend la parole, à la demande de la Chambre, pour terminer son discours (23 h 45). À 0 h 20, la Chambre accorde sa confiance au gouvernement, par 386 voix contre 88, en rejetant à sa demande un amendement socialiste qui restreignait le vote des douzièmes provisoires au seul mois de janvier 1919. Clemenceau quitte l’hémicycle à une heure de matin.

Le discours de Clemenceau (29 décembre 1918)

La théorie de l’équilibre des puissances selon Frantz Despagnet (1910)

La théorie de l’équilibre des puissances selon Henry Bonfils (1914)

« France. Frontière nord-est et Alsace-Lorraine » : une carte scolaire murale de Paul Vidal de La Blache


Le discours de Clemenceau (29 décembre 1918)

Clemenceau rappelle les épreuves endurées par la France au cours de la guerre et s’interroge sur les moyens d’empêcher leur répétition. Au principe wilsonien de sécurité collective embrassé par l’extrême gauche socialiste, il oppose le « vieux système » de l’équilibre des puissances et le droit de la France d’assurer sa propre défense, mais accepte par avance toute garantie supplémentaire de sécurité, fût-elle collective. Avant l’entrée en guerre des États-Unis, dans un éditorial de L’Homme enchaîné du 25 janvier 1917, il opposait plus nettement encore, à l’idéalisme wilsonien, une approche réaliste des relations internationales. Le 29 décembre 1918, il admet qu’il pourrait être bon d’introduire « un principe nouveau dans les relations internationales ». Il fait l’éloge du président Wilson, mais utilise une expression qui soulève l’indignation de ses contradicteurs : « C’est un homme qui inspire le respect par la simplicité de sa parole et par la noble candeur de son esprit. » Parce qu’il connaît l’anglais, Clemenceau emploie peut-être à dessein le mot candeur : en anglais, candorcandour — signifie honnêteté, non pas naïveté.

La question de la paix est une question terrible, c’est une des plus difficiles qui jamais été soumise, je ne dis pas à un Parlement, mais à une nation, je pourrais dire à un temps.

Dans quelques jours va se réunir à Paris une conférence d’hommes politiques qui vont régler le sort des nations.

M. Jean Bon. — Sans elles !

M. le président du Conseil. — M. Pichon le disait tout à l’heure : l’Asie, l’Afrique, l’Océanie, l’Europe, tous les continents du monde y sont intéressés.

On m’a dit : M. Lloyd George a parlé, M. Wilson a parlé, vous n’avez rien dit.

Je ne crois pas n’avoir rien dit. Je me suis expliqué sur ces matières toutes les fois qu’on m’en a sollicité.

[…]

Mais il ne faut pas croire que parce que M. Lloyd George a prononcé un discours, je n’ai, quand il a parlé, qu’à courir à la tribune et en prononcer un autre (On rit.)

Il ne faut pas croire que lorsque le président Wilson, qui arrive d’Amérique avec de hautes pensées et le désir de les réaliser en Europe, a exprimé ses vues, je suis obligé de m’expliquer aussi mon tour.

Non ! La France se trouve en ce moment dans une situation particulièrement difficile. Quelques-uns de vos orateurs l’ont reconnu. C’est le pays le plus près de l’Allemagne ; l’Amérique est loin. Elle a mis du temps à venir.

L’Angleterre est arrivée tout de suite à la voix de M. Asquith, je tiens particulièrement à le dire aujourd’hui. (Applaudissements.)

Mais il lui a fallu faire un prodigieux effort.

Et pendant ce temps, nous avons peiné, nous avons souffert, nous avons combattu, nos hommes ont été fauchés, nos villes et nos villages ont été dévastés. Tout le monde le dit avec raison : Il ne faut pas que cela puisse recommencer.

Je le crois bien, mais comment ?

Il y avait un vieux système, qui paraît condamné aujourd’hui et auquel je ne crains pas de dire que je reste en partie fidèle en ce moment : les pays organisaient leur défense. C’est très prosaïque. Ils tâchaient d’avoir de bonnes frontières ; ils s’armaient. C’était un terrible fardeau pour les populations toutes entières.

M. Brizon. — Il a fait faillite. (Exclamations.)

M. le président. — Voulez-vous laisser parler ? Ces interruptions sont indécentes. (Protestation sur divers bancs de l’extrême gauche. — Applaudissements sur d’autres bancs.)

Sur divers bancs à l’extrême gauche. — C’est abominable.

M. le président. — C’est moi qui suis abominable ? Que la Chambre et le pays jugent. (Applaudissements.) Vous n’avez pas compris : « Indécent » veut dire qui ne convient pas. (Vifs applaudissements.)

M. le président du Conseil. — Je disais qu’il y avait cette veille méthode des frontières solides et bien défendues, des armements et de ce qu’on appelait l’équilibre des puissances, le système aujourd’hui paraît condamné…

M. Brizon. — Il a fait faillite.

M. Géo-Gérald. — C’est vous qui avez fait faillite. C’est un scandale d’entendre parler ainsi. (Applaudissements.)

M. le président du conseil. — Ce système, aujourd’hui, paraît condamné par quelques très hautes autorités. Je ferai cependant observer que si l’équilibre, qui s’est spontanément produit pendant la guerre, avait existé auparavant si par exemple l’Angleterre, l’Amérique, la France et l’Italie étaient tombées d’accord pour dire que quiconque attaquait l’une d’entre elles attaquait tout le monde, la guerre n’aurait pas eu lieu. (Très bien ! très bien !)

M. André Lebey. — C’est la société des nations.

M. le président du Conseil. — Je vous en prie, monsieur Lebey, laissez-moi parler, j’ai assez de peine à suivre ma pensée et vous avez assez l’habitude de la parole pour me laisser parler.

Il y avait donc ce système des alliances, auquel je ne renonce pas, je vous le dis tout net et ma pensée directrice, en allant à la conférence, si votre confiance maintenue me permet d’y aller (Vifs applaudissements), c’est qu’il ne doit rien arriver qui puisse séparer dans l’après-guerre les quatre puissances qui étaient réunies dans la guerre. (Vifs applaudissements à droite, au centre et sur un grand nombre de bancs à gauche.)

M. Alexandre-Blanc. — Et les autres ? La Russie !

M. le président du conseil. — À cette entente, je ferai tous les sacrifices. (Nouveaux applaudissements.)

Mais pourquoi voulez-vous qu’avant d’entamer des discussions extrêmement délicates, je me présente devant vous pour déplorer [déflorer] les arguments que j’ai l’intention de faire valoir.

[…]

M. le président du Conseil. — Je demande ma liberté et si vous ne pouvez me la donner après les explications qui ont été fournies successivement par tous les ministres à la tribune, il n’y a pas besoin de se fâcher ni de prononcer de gros mots. Pour des raisons patriotiques dont vous êtes seuls juges devant le pays, vous avez le droit de me dire : « Passez le pouvoir en d’autres mains ». Je vous promets de m’incliner. Jamais il ne sortira de mes lèvres une récrimination. (Applaudissements.)

Seulement, messieurs, quand je parle de garanties internationales sur lesquelles la lumière n’est pas encore faite et qui seront peut-être plus difficiles à établir dans la réalité que dans les discours ou les écrits, il m’est permis de dire que si on laisse à la France le soin d’établir sa propre défense, car elle ne veut plus, elle d’abord, revoir les invasions, (Vifs applaudissements.) j’accepte pour ma part avec joie toute addition de garanties supplémentaires qui nous sera fournie. Je vais même plus loin. S’il est établi que ces garanties supplémentaires sont telles que nous puissions faire des sacrifices de préparation militaire, en ce qui me concerne, je les ferai avec plaisir, car je ne tiens pas à imposer à mon pays des charges inutiles. (Applaudissements.) Seulement je prie qu’on veuille bien réfléchir.

On vient nous dire : Vous allez faire une paix de justice, et si vous la faites, tout deviendra facile — vous avez entendu maints couplets à cet égard —. Je prie qu’on réfléchisse à la situation actuelle de la carte du monde. Ce n’est pas un tribunal suprême du ciel ou des enfers qui a déterminé les limites de chaque État. Minos, Éaque et Rhadamante sont tout à fait étrangers à cette distribution.

M. Bracke. — Bismarck y est pour quelque chose.

M. le président du Conseil. — Je ne le crois pas. La question des Balkans et la question d’Orient existaient avant Bismarck. (Très bien ! très bien !)

La vérité est que, depuis les temps les plus reculés de l’Histoire, les peuples se sont éternellement rués les uns sur les autres pour la satisfaction de leurs appétits et de leurs intérêts égoïstes. Ce n’est pas moi qui ai fait cette histoire, pas plus que vous.

Elle est. Dans ma jeunesse encore, dans les lycées, où je n’étais pas toujours un très bon élève, comme quelques-uns d’entre vous sans doute (On rit), on ne m’apprenait, en fait d’histoire, qu’une série de batailles. Puis, quand on m’avait appris cela, on me disait : « Vous savez l’histoire de France ! » Et je ne soupçonnais pas ce que c’était que l’histoire de France. Il a fallu que je sortisse des écoles pour l’apprendre, pour la connaître et pour la juger.

Eh bien ! messieurs, c’est la situation aujourd’hui. Cela ne vous est pas attribuable pas plus qu’à moi. Tout ce passé des peuples, avec les hasards des guerres et des victoires, des conquérants, des faiblesses, des déchéances de quelques races, a amené, par un concours de batailles effroyables, qu’on ne pourrait pas dénombrer, des régions limitées suivant que la poussée a été plus ou moins forte dans certains endroits ou dans certains autres.

Vous me dites tout d’un coup : « Nous allons faire la justice internationale ».

Quand on annonce qu’on va faire la justice et quand des peuples envoient des délégués en conférence pour faire cette justice, les clients ne manquent pas pour demander que justice leur soit faite d’abord. Il faut donc nous attendre à ce que toutes les questions qui ont pu léser les intérêts des peuples à ce jour vont être soulevées à la conférence. Les grands et les petits peuples se présenteront.

[…]

M. le président du Conseil. — Les conversations ont commencé. Je ne puis pas vous dire à quoi elles aboutiront. M. le président Wilson, à qui certaines personnes dans un intérêt de parti prêtent des desseins qui ne sont peut-être pas les siens, est un esprit large, ouvert et haut. (Vifs applaudissements.)

C’est un homme qui inspire le respect par la simplicité de sa parole et par la noble candeur de son esprit. (Applaudissements. — Interruption à l’extrême gauche.)

M. Pierre Renaudel. — C’est abominable, c’est de la plaisanterie !

M. le président du Conseil. — Si vous ne comprenez pas que cette parole dans mon esprit est un haut éloge, je vous plains. (Applaudissements.)

M. le président Wilson m’a dit : « J’essaierai de vous convaincre. Peut-être est-ce vous qui me convaincrez ».

[…]

Voilà comment peu à peu, dans des conversations générales où, pour ma part, j’ai voulu que M. Wilson se donnât toute liberté de m’interroger, sans que la réciproque fût vraie, se sont déroulés les premiers entretiens qui vont nous conduire à des discussions laborieuses et redoutables par leurs conséquences.

Je dis « redoutables » parce que si nous n’aboutissions pas à un accord, notre victoire serait vaine et les épouvantables désastres que nous avons connus auraient tôt ou tard un recommencement. (Très bien ! très bien !)

[…]

Avec des vieux matériaux, avec de vieilles pierres, nous avons la prétention de faire un édifice nouveau. Cela n’est pas possible, d’après les procédés de la vieille architecture. Vous voulez introduire un esprit nouveau dans les relations internationales.

J’en suis. Comme nous discuterons à ciel ouvert, vous serez peut-être, à certaines heures, quand je ne serai pas là, obligé me rendre ce témoignage que j’ai fait, pour me renouveler, un effort dont vous ne me croyiez pas capable. (Sourires.)

[…]

Je ne m’abuse pas sur moi-même. Je connais toutes mes faiblesses, toutes mes fautes, mais je sais aussi que nous sommes une équipe de bons patriotes, de bons Français, de bons républicains et de braves gens, pour tout dire en un mot, qui nous tromperons être, mais qui essayerons de toutes nos forces, de bien servir notre pays. Si vous nous donnez votre confiance dans ce but, vous pouvez compter que nous n’épargnerons rien de nous-mêmes ; mais si vous avez un moment d’hésitation aujourd’hui, dites-le, c’est le jour, car vous ne pourrez pas nous changer en cours de route. Pour ma part, je m’engage à vous faire un grand salut et à vous remercier. (Vifs applaudissements sur un grand nombre de bancs.)

Journal officiel de la République française. Débats parlementaires. Chambres des députés. « 2e séance du dimanche 29 décembre », 30 décembre 1918, pp. 3732-3734.


La théorie de l’équilibre des puissances dans le Cours de droit international public de Frantz Despagnet (1910)

Professeur de droit international public à la faculté de droit de Bordeaux, Frantz Despagnet meurt prématurément, le 14 juillet 1906, à l’âge de 49 ans. En 1910, la Librairie de la société du Recueil Syrey publie une quatrième édition de son Cours de droit international public (première édition, 1894), « complètement revue, augmentée et mise au courant » par Charles de Boeck. Le livre II traite des « droits et devoirs internationaux des États » et donne une présentation raisonnée de la théorie de l’équilibre des puissances.

176. Notion de l’équilibre

177. Évolution de l’idée d’équilibre

178. Justification de l’équilibre

179. Restrictions de l’équilibre

180. Conditions requises pour en exiger le maintien

181. L’équilibre dit européen et l’équilibre mondial

182. Combinaisons imaginées pour sauvegarder l’équilibre

176. À l’exercice du droit de conservation et de défense des États se rattache intimement la théorie de l’équilibre des Puissances, qui joue un si grand rôle dans la politique internationale. On entend, en effet, par théorie de l’équilibre, cette idée générale d’après laquelle les États ont le droit d’arrêter les accroissements excessifs de la puissance de l’un d’eux, lorsque ces accroissements sont de nature à mettre en danger la sécurité des autres et à préparer une situation telle que, si l’on n’y met pas obstacle, ces derniers seront livrés à la merci de l’ambition conquérante ou de l’influence envahissante de celui qui aura démesurément grandi. L’équilibre dont il s’agit constitue donc un moyen préventif de la conservation, des États en vue d’un danger, éventuel mais très probable, qui les menace. Gentz le définissait : « L’organisation d’après laquelle entre les États existant à côté les uns des autres ou plus ou moins réunis les uns aux autres, aucun ne peut menacer l’indépendance ou les droits essentiels d’un autre sans rencontrer une résistance efficace de l’un ou de l’autre côté et, par conséquent, sans danger pour lui-même ».

177. L’idée de l’équilibre est tellement naturelle qu’elle a dû vraisemblablement se produire dès le début de la politique internationale, sous la forme d’une coalition des États menacés contre les progrès inquiétants de l’un d’eux. Ainsi voyons-nous, dans l’Antiquité, les Grecs s’unir contre la puissance grandissante de Philippe de Macédoine, et Hiéron, tyran de Syracuse, s’allier à Carthage sans autre dessein que de faire échec à Rome dont les conquêtes lui faisaient présager un danger pour lui. C’est ainsi encore que toute prédominance d’un pays a été, dans le cours de l’histoire, combattue, même à titre de menace éventuelle, par des alliances souvent peu en harmonie avec la politique générale des États et qui n’avaient d’autre base qu’un danger commun pressenti : telles furent celle de François Ier avec la Turquie contre Charles-Quint, et celle d’Élisabeth d’Angleterre avec les Pays-Bas contre Philippe II d’Espagne, Au XVIe siècle, F. Bacon disait que Henri VIII, François Ier et Charles-Quint formaient « un triumvirat à ce point prévoyant que pas une palme de territoire ne pouvait être occupée par l’un sans que les deux autres travaillassent à remettre en place la balance de l’Europe ».

Mais c’est aux traités de Westphalie, en 1648, que le principe de l’équilibre, de simple procédé politique, devient une règle du Droit international européen consacrée par l’accord des États et appliquée en fait par les dispositions de ces traités. Dans ces accords, l’équilibre est, du reste, plutôt ébauché qu’établi ; la guerre continua entre la France et l’Espagne jusqu’au traité des Pyrénées de 1659, et la situation troublée de l’Europe occidentale ne cessa qu’au traité d’Olive en 1660. Après les conquêtes de Louis XIV qui rompirent l’équilibre au profit de la France, on arrêta la suprématie qu’il voulait s’attribuer en empêchant la réunion de sa couronne et de celle d’Espagne, au traité d’Utrecht du 13 juillet 1713 qui, le premier, emploie formellement l’expression d’équilibre entre les États. Plus tard, le même principe inspire l’Europe contre les conquêtes de Napoléon Ier dans l’accord des alliés à Töplitz, le 9 septembre 1813, au Congrès de Vienne en 1815, contre les progrès de la Russie sur les bords du Danube au Congrès de Paris de 1856 et à celui de Berlin de 1878. Le principe de l’équilibre est formellement visé, en particulier, dans le traité du 30 mai 1814 entre la France et les alliés, et dans le préambule du traité du 12 mars 1854 entre la France et l’Angleterre unies contre la Russie.

Du reste, cette coalition des États peut se manifester pour combattre une tendance à une suprématie particulière et dans un domaine spécial, aussi bien qu’une tendance à une domination générale ; c’est ainsi que les Puissances maritimes sont parvenues, par une résistance commune, à écarter les prétentions de l’Angleterre à l’empire des mers.

178. La théorie de l’équilibre a été très vivement combattue par nombre d’auteurs ; mais ils n’ont pu guère que signaler les abus que l’on en a faits en l’utilisant comme prétexte pour déclarer des guerres injustes et pour mettre obstacle à des accroissements très légitimes des États. Les abus d’une théorie n’en démontrent pas le mal fondé au point de vue rationnel et juridique. Or l’équilibre n’est qu’un mode d’exercice, sous la forme d’un moyen préventif, du droit de conservation et de légitime défense des États contre les attaques actuelles ou imminentes dont ils peuvent être l’objet. C’est qu’en effet, à la différence des individus qui, en cas de violation de leurs droits, peuvent faire appel à la justice, les États ne doivent compter que sur eux-mêmes pour se sauvegarder ; de là souvent la nécessité pour eux de faire la guerre à titre préventif et, à plus forte raison, de s’opposer à une augmentation de puissance telle de la part d’un autre État qu’il leur serait impossible, plus tard, de se soustraire à la domination que cet État voudrait faire peser sur eux.

Si le maintien de l’équilibre de la part des États, en situation d’agir utilement à ce point de vue, n’est pas un devoir, mais simplement un droit quand ils sont éventuellement menacés, il faut reconnaître cependant que les considérations égoïstes sous l’influence, desquelles on s’abstient d’intervenir, quand on croit d’autres pays seulement en danger, conduisent presque toujours à une politique de courte vue dont les conséquences retombent lourdement, l’histoire le prouve, sur ceux qui la suivent. La Prusse a la première souffert d’avoir laissé, écraser l’Autriche par Napoléon en 1805 ; il en a été, de même pour la France laissant agir la Prusse en 1866, pour l’Angleterre ne secourant pas la Turquie ,en 1877, contre la Russie, et enfin pour l’Europe entière entraînée à l’armement général pour n’avoir pas arrêté en l870-1871 les progrès excessifs de la puissance allemande au détriment non pas seulement de l’or et du territoire français, mais de la paix du monde européen. Sainement compris, le principe de l’équilibre mérite bien l’appréciation qu’en faisait Talleyrand : « Principe conservateur des droits de chacun et du repos de tous ».

179. Le principe de l’équilibre étant ainsi justifié en lui-même, la difficulté consiste à préciser, les conditions auxquelles l’application, en est subordonnée pour qu’elle ne devienne pas abusive et dangereuse.

Il est tout d’abord évident que l’on ne saurait songer à établir un équilibre mathématique résultant d’une répartition égale de puissance entre les États. Outre que ce genre d’équilibre serait impossible à réaliser au mépris, des situations déjà acquises et que nul ne voudrait sacrifier, il est clair que, en le supposant accompli pour un instant, il serait rompu aussitôt par l’activité et le génie de quelques États et par les fautes et les négligences des autres. Du reste, il n’y a que les éléments matériels de la puissance d’un peuple qui soient susceptibles d’une commune mesure et, par conséquent, d’une répartition égale, tels que le territoire, la population et, à la rigueur, la richesse; mais la prospérité d’un État dépend aussi, tout autant que l’autorité qu’il peut acquérir sur les autres, de facteurs immatériels qui échappent à toute appréciation semblable, tels que l’intelligence et l’activité de la population, sa vitalité, son humeur belliqueuse ou pacifique, et même ses traditions de gloire et son prestige international déjà acquis. Aussi serait-on loin de réaliser l’équilibre désiré en tenant compte uniquement des éléments matériels indiqués plus haut et que, cependant, on peut seuls apprécier dans la pratique : la France est plus grande à la fin du règne de Louis XIV qu’au commencement, et elle est cependant beaucoup plus faible, par suite de son appauvrissement, de sa désorganisation intérieure et de la diminution de son prestige ; la Prusse, plus grande sous Frédéric-Guillaume IV que sous Frédéric II, qui avait su en faire l’arbitre de la politique internationale dans le centre de l’Europe, était cependant bien moins puissante.

Ces observations montrent qu’un État ne saurait se plaindre de la rupture de l’équilibre par le fait d’une augmentation de territoire au profit d’un autre pays, si à cette augmentation ne se joint pas un accroissement de puissance tel qu’il puisse devenir dangereux pour lui dans l’avenir. Cependant, la politique internationale est encore tellement dominée par des considérations matérielles et, surtout sous les gouvernements monarchiques, par l’influence traditionnelle de domaine féodal et de suzeraineté territoriale, que l’un prend souvent comme base d’une demande de cession de territoire les accroissements d’un autre État, sans toujours rechercher si ces derniers accroissements constituent une augmentation véritable de sa puissance et surtout un danger dans l’avenir. La politique internationale n’est plus alors qu’un marchandage, aux dépens des populations sans défense que l’on se distribue sans tenir compte de leurs sentiments, ni de leurs intérêts, ni de leur droit à l’indépendance. Qu’on empêche la rupture de l’équilibre pour se sauvegarder soi-même, en s’opposant aux acquisitions territoriales d’une autre puissance, c’est à la fois naturel et juste : mais on est sans droit et sans excuse quand on prétend corriger les acquisitions d’autrui en s’en faisant consentir à soi-même, aux dépens du même pays ou d’un autre. On tombe ainsi dans tous les abus du système copartageant et dans le dépouillement inique des États faibles par les puissants, suivant les pratiques de l’ancienne diplomatie qui ont eu leur couronnement dans les monstrueux partages de la Pologne. C’est ainsi que les petits États allemands furent partagés en lambeaux au Congrès de Vienne, suivant l’expression de Fichte, pour être jetés dans la balance de l’équilibre européen. De même, en 1860, Napoléon III demanda le territoire de Nice et de la Savoie pour compenser l’augmentation territoriale qu’il avait procurée à l’Italie ; en 1866, il négocia la politique des pourboires, suivant le mot de M. de Bismarck, pour se faire donner le Luxembourg et la Belgique, et compenser ainsi les accroissements de la Prusse ; on sait que la Serbie a déclaré la guerre à la Bulgarie en 1885, parce que cette dernière rompait l’équilibre dans les Balkans en plaçant sous l’autorité de son prince la Roumélie orientale ; enfin la Grèce elle-même a demandé des extensions territoriales aux dépens de la Turquie en invoquant la même raison. Naguère encore, les puissances préparaient le partage de la Chine sous prétexte de maintenir l’équilibre entre elles dans l’Extrême-Orient. À ce propos, le ministre des affaires étrangères a pu dire devant la Chambre des députés de France, le 24 novembre 1899 : « L’essentiel est de ne pas trop se laisser distancer et, du moment que le voisin prend un morceau, d’en prendre soi-même un autre au moins aussi gros. Car il y va, paraît-il, de l’amour-propre national d’avoir encore faim, fût-on rassasié, dès qu’un autre fait mine de se mettre à table ». C’est sous la forme d’annexions déguisées et qualifiées cessions temporaires de souverainetés à titre de bail que se réalisent les convoitises européennes en Chine. L’avenir des concessions territoriales dans ce pays dépendra du résultat du mouvement réformateur qui se manifeste dans le Céleste Empire. Si la Chine se militarise comme le Japon, elle pourra être de force à se faire restituer les territoires cédés ; sinon, les États européens resteront définitivement établis sur les côtes de Chine, à moins qu’ils n’y portent ombrage au Japon.

180. Serrant la question de plus près pour fixer les conditions essentielles auxquelles sont subordonnées les protestations et la résistance légitime contre les accroissements de puissance d’un État, nous pouvons établir les principes suivants :

1o Il faut que ces accroissements constituent un danger sérieux pour la sécurité des autres pays, soit par leur importance, soit par l’esprit de conquête et de tendance vers la suprématie qui les provoque ;

2o Il faut que ces accroissements soient le résultat d’une politique de domination et non la conséquence normale de l’évolution progressive d’un État. Une augmentation de richesses, de relations économiques par voie de terre ou de mer, de population par la vitalité de la race, même de territoire par des procédés réguliers, tels que l’occupation de pays sans maître et une colonisation active, ne saurait justifier des réclamations. Ce sont là des progrès de la personnalité même d’un État, prévus et légitimes comme un développement normal de ses facultés naturelles, et qui, laissant indemnes les facultés semblables des autres pays, ne peuvent que provoquer une concurrence pacifique.

181. L’équilibre qui, semble-t-il, devrait être universel puisqu’il est l’expression du droit primordial de défense qui appartient aux États, est cependant qualifié toujours d’européen. C’est que le besoin de l’invoquer ne s’est guère jamais fait sentir qu’en Europe. En Amérique, les conditions économiques et géographiques lui donnent moins d’importance ; du reste, en fait, il y a toujours été violé au bénéfice des États-Unis qui ont nettement affirmé leur rôle prédominant sur les autres États américains dans le message de Monroe, et qui continuent à l’exercer, grâce surtout à leur immense influence économique.

Du reste, aujourd’hui, par suite des tendances mondiales de la politique extérieure de la plupart des États, la préoccupation de l’équilibre se manifeste dans l’univers tout entier et met en jeu, non seulement les États d’Europe, mais les États-Unis et les pays d’Extrême-Orient, particulièrement le Japon, depuis 1902, date de l’alliance anglaise.

182. Au système de l’équilibre se rattachent les nombreux projets présentés pour organiser les États européens en une vaste confédération qui assurerait le respect des droits de chacun contre les tentatives de domination des autres. Déjà une première proposition fut faite en ce sens par Henri IV, à l’instigation de Sully : le projet de ce dernier comportait une République des États européens, au nombre de quinze, avec un tribunal arbitral pour trancher leurs conflits, sous la présidence honorifique du Pape et, en réalité, sous le gouvernement effectif de la France. Plus tard, après le traité d’Utrecht de 1713, l’abbé de Saint-Pierre publia son « Projet de traité pour rendre la paix perpétuelle« , rempli d’excellentes intentions, mais bien utopique au point de vue des exigences de la politique et de la condition actuelle des États ; son essai fut repris par J.-J. Rousseau qui développa ses idées propres sous la rubrique : « Extrait du projet de paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre », en 1761, et par J. Bentham. Sous la Révolution, l’abbé Sieyès revint au plan de Sully, en le modifiant de manière à faire de la France la grande directrice des États européens placés sous le régime républicain. Enfin, de nos jours, les projets dus à l’initiative individuelle sont innombrables et, aboutissent tous à un même idéal, l’organisation des États-Unis d’Europe.

En comparant tous ces systèmes, on voit bien vite que les uns ont surtout pour objectif la création d’une confédération, dominée par un tribunal arbitral suprême et ayant pour résultat de substituer à la guerre une organisation judiciaire internationale. C’est le caractère des projets émanant des penseurs tels que l’abbé de Saint-Pierre et J.-J. Rousseau et de tous les publicistes modernes. Nous apprécierons leurs idées quand nous traiterons des moyens proposés pour résoudre juridiquement les conflits internationaux.

Au contraire, les systèmes émanant des gouvernements et des hommes politiques, tels que les projets de Sully et de Sieyès, sont beaucoup plus inspirés par le désir de maintenir l’équilibre, et l’organisation d’un tribunal arbitral entre les États y a beaucoup moins pour objet la cessation des guerres que l’arrêt des empiétements d’une puissance sur les autres et la sécurité politique de toutes.

Mais, dominés par des influences nationales dont il est bien difficile de se défaire et avec une sorte d’égoïsme inconscient, presque tous ceux qui ont émis ces projets de confédération des États européens les ont combinés de telle sorte que la prééminence et le gouvernement suprême revenaient à leur pays, sans tenir compte des droits égaux, ni même des susceptibilités fort légitimes, des autres grands États : c’est ce qui apparaît très clairement dans les projets de Sully et de Sieyès. De là à l’idée d’un gouvernement universel de tous les pays, ou du moins de tous ceux qui ont des rapports suivis et entre lesquels les conflits peuvent le plus souvent s’élever, par exemple de tous les États européens, il n’y avait qu’un pas. C’est le système de la monarchie universelle que Louis XIV paraît bien avoir voulu réaliser, quoi qu’en ait dit Montesquieu qui, du reste, en a montré l’inanité au point de vue de la réalisation et le danger au point de vue de la simple tentative. Napoléon aussi poursuivait le même projet.

Des publicistes récents, parmi lesquels Bluntschli, ont conçu la réalisation de ce gouvernement universel des États comme un idéal désirable qui pourra peut-être s’accomplir dans un avenir plus ou moins lointain. Mais il faut remarquer que, à ce compte, l’indépendance au moins extérieure des États disparaît, et le Droit international avec elle. D’autre part, les conditions spéciales des divers pays au point de vue ethnique, traditionnel, économique, intellectuel, climatérique, etc., ne permettent pas d’unifier leur sort politique ; il est contraire à la nature, révélée par l’observation des faits, et par conséquent antiscientifique, de ne pas adapter les institutions et les lois à la situation particulière de chaque peuple. Le prétendu idéal que l’on propose n’aboutirait d’ailleurs qu’à paralyser l’essor du progrès, résultant de la concurrence inévitable qui s’établit entre les États dans toutes les branches de l’activité humaine.

Frantz Despagnet, « De l’équilibre européen », Cours de droit international public, 4e édition « complètement revue, augmentée et mise au courant » par Charles de Boeck, Librairie de la société du Recueil Syrey, Paris, 1910, pp. 227-235.

N.B. : les notes de bas de page ne sont pas reproduites.


La théorie de l’équilibre des puissances dans le Manuel de droit international public d’Henry Bonfils (1914)

En 1914, la Librairie Arthur Rousseau publie la septième édition du Manuel de droit international public d’Henry Bonfils (1835-1897), professeur à la faculté de droit de Toulouse (première édition, 1894). « Revue et mise au courant » par Paul Fauchille, directeur de la Revue générale de droit international public, elle donne une présentation mise à jour de la théorie de l’équilibre des puissances. Les compléments de Paul Fauchille sont placés entre crochets. Son avant-propos est daté du 30 juin 1914, deux jours après l’attentat de Sarajevo.

248 — La nécessité de pourvoir à leur sûreté a fréquemment amené les États européens à recourir à un système de balance de forces appelé ÉQUILIBRE EUROPÉEN. Ces expressions ne désignent pas une distribution de pays, d’une égalité mathématique, d’après laquelle tous les États auraient la même étendue de territoire, le même chiffre de population et seraient tous également puissants. — C’est l’utopie de l’abbé de Saint-Pierre dans son Projet de traité pour rendre la paix perpétuelle (1713) ; utopie, irréalisable, elle oublie que les différences de forces et d’étendue sont la conséquence de la configuration du sol, des affinités de races et du développement historique des États. — Par équilibre européen, on entend un système dans lequel, par une sage distribution et une prudente opposition de forces, aucun État ne se trouve en mesure, seul ou réuni à quelques autres, ni d’imposer sa volonté, ni d’opprimer l’indépendance d’un autre État. Gentz disait : « L’équilibre est l’organisation d’après laquelle, entre des États existant les uns à côté des autres, ou plus ou moins réunis les uns aux autres, aucun ne peut menacer l’indépendance ou les droits essentiels d’un autre, sans rencontrer une résistance efficace de l’un ou de l’autre côté et par conséquent sans danger pour lui-même. »

La théorie de l’équilibre politique domine toute l’histoire moderne de l’Europe. Mais, en elle-même, elle est aussi ancienne que la science politique elle-même. Xénophon et Polybe montrent que la notion d’une sorte d’équilibre n’était pas étrangère aux Grecs. — Quand les Grands États européens eurent, par la destruction progressive de la féodalité, solidement constitué leur souveraineté et leur puissance effective, quand, à la place du morcellement de l’Europe en un nombre infini de plus ou moins grandes ou petites suzerainetés, se furent constituées en petit nombre quelques agglomérations puissantes et centralisées, la question de l’équilibre s’imposa aux hommes politiques. Elle ne fut pas le résultat d’une conception spéculative a priori sur l’idée de justice ; elle se posa comme conséquence des faits historiques. — Si, à plusieurs époques, les divers États italiens s’efforcèrent de se soustraire à la domination de l’Empereur d’Allemagne, si les Tudors firent habilement osciller la balance de l’Europe entre l’Espagne et la France, si la rivalité de la maison d’Autriche et de la maison de Bourbon permit à Cromwell de jouer un rôle considérable, néanmoins c’est la paix de Westphalie qui doit être considérée comme la première base de l’équilibre politique européen (no 87). — La seconde assise fut le traité d’Utrecht (1713) venant après les grandes ligues d’Augsbourg (1686) et de la Haye (1673 et 1701) dirigées contre les ambitieux projets de Louis XIV. — À partir de ce traité, les hommes d’État, les diplomates emploient les mots balance, équilibre et les publicistes discutent les idées exprimées par ces mots. Le traité, conclu à Utrecht, en 1713, entre l’Angleterre et l’Espagne, dit : ad firmandam stabiliendamque pacem ac tranquillitatem christiani orbis justo potentiæ equilibro. — Le préambule, du traité du 12 mars 1854 s’exprime ainsi : « Attendu que Leurs Majestés sont parfaitement convaincues que l’existence de l’Empire ottoman dans son étendue actuelle est d’une importance essentielle pour l’équilibre de puissance parmi les États de l’Europe ».

Peut-on parler de nos jours d’équilibre politique européen, après la constitution du royaume d’Italie, celle de l’Empire d’Allemagne au centre de l’Europe ?

249. — En théorie, le système de l’équilibre politique se rattache à une idée juste, celle d’établir entre les États une certaine pondération de forces et de sauvegarder ainsi leur respective indépendance, en répartissant la puissance territoriale, et les moyens d’action, de manière à ce qu’aucun État ne soit assez puissant pour dominer les autres et leur imposer ses volontés. « Il n’y a pas de sécurité possible dans la vie internationale quand un État a sur les autres une prépondérance qui lui permet de les menacer dans leur liberté d’action, dans leurs intérêts et dans leur intégrité. Le désir même de conquérir une, pareille prépondérance est déjà condamnable ; la crainte seule d’une résistance commune des autres nations doit être assez forte pour tenir en bride de semblables aspirations. Le système de l’équilibre politique des États emporte aussi peu l’égalité de la puissance respective des parties intéressées, que l’opposition à l’accroissement naturel de chaque État particulier par voie légitime. L’inégalité des États est aussi inévitable, que l’inégalité des individus sous le rapport des talents et de la fortune. C’est précisément une des tâches essentielles de l’équilibre bien entendu de veiller à la conservation des petits États, pourvu qu’ils remplissent les conditions liées à l’indépendance ; plus les petits États seraient absorbés par tes grands, plus les collisions deviendraient fréquentes entre ces derniers » (Heffter, op. cit., § 5).

L’équilibre est un obstacle à l’existence en Europe de vastes empires comme ceux de Charlemagne, de Charles-Quint et de Philippe II. C’est parce que le système a été momentanément mis à l’écart, qu’ont pu momentanément aussi s’établir la prépondérance de la maison d’Autriche, celle de Louis XIV ou celle de Napoléon Ier.

Le système d’équilibre politique a ses partisans et ses détracteurs. Parmi les premiers, Fénelon, Montesquieu, Carnazza-Amari, Cauchy, Heffter, Geffeken, Pradier-Fodéré, etc. ; Bynkershoek, Vattel, Klüber le condamnent en principe. — D’autres l’admettent avec des réserves. Les critiques sont assez nombreuses. « Au fond, dit M. Cabouat, la cause de ces controverses est bien simple ;… détournée de son but légitime, cette théorie a pu plusieurs fois porter atteinte au libre développement qui appartient, aussi bien aux nations qu’aux individus ;… le système d’équilibre est une arme à deux tranchants, et l’on peut dire, sans exagérer, qu’elle a servi plus souvent à déguiser l’illégitimité de la conquête qu’à servir le bon droit. »

250. — Du principe de l’équilibre, la diplomatie a eu vite fait de conclure à la théorie des compensations, théorie qu’elle appliqua au congrès de Vienne et qu’elle a encore consacrée lors du congrès de Berlin de 1878. Au nom du principe de l’équilibre et de la théorie des compensations, l’Autriche se vit attribuer l’administration (annexion déguisée) de la Bosnie et de l’Herzégovine ; la Grèce obtint une rectification de frontières ; l’Angleterre se fit céder l’île de Chypre (no 135) : le tout au détriment de l’empire ottoman. La France reçut l’assurance que ses visées sur la Tunisie ne soulèveraient pas d’objections. — Au siècle dernier, n’est-ce pas au nom du principe de l’équilibre que Marie-Thérèse, versant de factices larmes, concourait au partage de la Pologne avec la Prusse et la Russie, alors que son opposition eût pu empêcher cette inique répartition du territoire d’un autre État ? En conduisant à celui des compensations, le système de l’équilibre des forces peut être plus dangereux qu’utile aux petits États.

[Et cependant ce besoin d’équilibrer les forces des grandes puissances, de sauvegarder par cette pondération la paix de l’Europe, est tellement puissant, tellement rattaché au droit et au sentiment de conservation de soi-même, qu’en 1897 la triple alliance de l’Allemagne, de l’Autriche-Hongrie et de l’Italie a fatalement amené un rapprochement, une alliance entre la République française et le gouvernement autocratique du tsar de toutes les Russies. Peut-être même un jour viendra où, à raison de la puissance prise par les États de l’Amérique, de l’Asie et de l’Afrique, des alliances s’établiront entre tous les pays d’Europe pour faire face aux dangers dont les menaceront les autres parties du monde ; les considérations économiques dominant de plus en plus les relations des États, cette alliance pourra n’être d’abord qu’une entente économique : à côté de l’ancien équilibre politique on verrait ainsi apparaître l’équilibre économique.]

La question de l’équilibre politique des États est du reste plutôt du domaine de la science politique que de celui du droit international. C’est un procédé, une méthode, un système dans la gestion et l’administration des affaires des Etats ; ce n’est pas une règle juridique, un principe de droit. — Le principe, le droit c’est celui de conservation : l’équilibre politique, c’est un des modes d’application de ce principe, de réalisation de ce droit.

251. — À côté de l’équilibre politique continental, les auteurs traitent et discutent d’un équilibre maritime, système de balances de forces, appliqué aux Puissances maritimes, afin d’empêcher la prépondérance exclusive de l’une d’elles sur les mers. Carnazza-Amari, Cauchy, Hautefeuille, etc., nient la possibilité, de son existence. Pradier-Fodéré l’affirme et invoque à titre d’exemple les alliances de neutralité armée de 1780 et de 1800 dirigées contre l’Angleterre, qui obligèrent cette puissance à renoncer à d’exorbitantes prétentions.

252. — Quant aux moyens de maintenir l’équilibre établi, les publicistes en recommandent plusieurs. Vallel, G.-F. de Martens, Klüber, Heffter, Bluntschli, proposent l’établissement de confédérations, d’alliances et citent les alliances -faites contre Charles-Quint, Louis XIV, Napoléon Ier ; Carnazza-Amari et Pasquale Fiore pensent que l’application du principe des nationalités peut seule assurer l’équilibre entre nations.

Le passage entre crochets, de Paul Fauchille, renvoie à la note suivante :

La défaite de l’Autriche d’abord, de la France ensuite, a permis la formation au centre du continent d’un empire militaire, qui aspire à jouer le rôle de puissance dominante et prétend ne rien laisser faire en Europe sans sa permission. Dans les circonstances présentes, il est probable que l’Europe est destinée à revenir aux guerres d’équilibre des XVIIe et XVIIIe siècles, à la politique des époques ou certains États aspiraient à la suprématie et où les autres se liguaient contre eux pour sauvegarder l’indépendance des nations… Aujourd’hui (1874), c’est l’Empire allemand qui prétend à ce rôle dominateur, et si la situation qu’il a acquise est trop nouvelle pour avoir rencontré de l’opposition, il ne saurait être douteux que les mêmes résistances qui se sont produites dans les derniers siècles, ne tarderont pas à se manifester contre la nouvelle puissance dominante (Ott sur Klüber, op. cit., § 32, note c).

Henry Bonfils, « Droit de conservation », Manuel de droit international public (Droit des gens), 7e édition « revue et mise au courant » par Paul Fauchille, Librairie Arthur Rousseau, Paris, 1914, pp. 157-160.

N.B. : les notes de bas de page ne sont pas reproduites, à une exception près.


« France. Frontière nord-est et Alsace-Lorraine » : une carte scolaire murale de Paul Vidal de La Blache

France. Frontière nord-est et Alsace-Lorraine

« France. Frontière nord-est et Alsace-Lorraine »

« Les leçons porteront sur les mots écrits en caractères MURAUX et non sur les mots écrits en FIN qui ne sont donnés qu’a titre de renseignement. »

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