15 mars 1968. – « Quand la France s’ennuie… »

Dans sa chronique du Monde du 15 mars 1968 — « Quand la France s’ennuie… » — Pierre Viansson-Ponté reprend un mot de Lamartine, daté de 1839 et « qui a fait le tour du monde ». Élu député du Nord au cours de son voyage en Orient (1832-1833), député de Saône-et-Loire depuis 1837, Lamartine le prononce une première fois le 10 janvier 1839, devant la Chambre des députés, dans la discussion de l’adresse. Il le reprend dans son discours de Mâcon, le 18 juillet 1847, lors du banquet offert à l’auteur des Girondins. On trouvera ci-dessous un passage des deux discours et des extraits de la chronique.


« La France est une nation qui s’ennuie ! » (10 janvier 1839)

« La statue de Lamartine inaugurée le 7 juillet au square Victor-Hugo, désormais square Lamartine », Le Monde illustré, 10 juillet 1886

Ci-contre : « La statue de Lamartine inaugurée le 7 juillet au square Victor-Hugo, désormais square Lamartine », Le Monde illustré, 10 juillet 1886 (dessin).

1830 n’a pas su se créer son action et trouver son idée. Vous ne pouviez pas refaire de la légitimité : les ruines de la Restauration étaient sous vos pieds ; vous ne pouviez pas faire de la gloire militaire : l’Empire avait passé et ne vous avait laissé qu’une colonne de bronze sur une place de Paris. Le passé vous était fermé, il vous fallait une idée nouvelle. Vous ne pouviez pas emprunter à un passé mort je ne sais quel reste de chaleur vitale insuffisant pour animer un gouvernement d’avenir ; vous avez laissé manquer le pays d’action. Il ne faut pas se figurer, Messieurs, que, parce que nous sommes fatigués des grands mouvements qui ont remué le siècle et nous, tout le monde est fatigué comme nous et craint le moindre mouvement. Les générations qui grandissent derrière nous ne sont pas lasses, elles ; elles veulent agir et se fatiguer à leur tour : quelle action leur avez-vous donnée ? La France est une nation qui s’ennuie ! (Bravos à gauche.)

Et prenez-y garde, l’ennui des peuples devient aisément convulsion et ruines.

Journal des débats politiques et littéraires, 11 janvier 1839.

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« J’ai dit un jour “La France s’ennuie !” » (18 juillet 1847)

Si la royauté, monarchique de nom, démocratique de fait, adoptée par la France en 1830 comprend qu’elle n’est que la souveraineté du peuple assise au-dessus des orages électifs, et couronnée sur une tête pour représenter au sommet de la chose publique l’unité et la perpétuité du pouvoir national ; si la royauté moderne, délégation du peuple, si différente de la royauté ancienne, propriété du trône, se considère comme une magistrature décorée d’un titre qui a changé de signification dans la langue des hommes ; si elle se borne à être un régulateur respecté du mécanisme du gouvernement, marquant et modérant les mouvements de la volonté générale, sans jamais les contraindre, sans jamais les fausser, sans jamais les altérer ou les corrompre dans leur source, qui est l’opinion ; si elle se contente d’être à ses propres yeux comme ces frontispices des vieux temples démolis que les anciens replaçaient en évidence dans la construction des temples nouveaux, pour tromper le respect superstitieux de la foule et pour imprimer à l’édifice moderne quelque chose des traditions de l’ancien, la royauté représentative subsistera un nombre d’années suffisant pour son œuvre de préparation et de transaction, et la durée de ses services fera pour nos enfants la mesure exacte de la durée de son existence. (Oui ! oui !)

Si au contraire la royauté trompe les espérances que la prudence du pays a placées, en 1830, moins dans sa nature que dans son nom ; si elle s’isole sur son élévation constitutionnelle ; si elle ne s’incorpore pas entièrement dans l’esprit et dans l’intérêt légitime des masses ; si elle s’entoure d’une aristocratie électorale, au lieu de se faire peuple tout entier ; si, sous prétexte de favoriser le sentiment religieux des populations, le plus beau, le plus haut, le plus saint des sentiments de l’humanité, mais qui n’est beau et saint qu’autant qu’il est libre, elle se ligue avec les réactions sourdes de sacerdoces affidés pour acheter de leurs mains les respects superstitieux des peuples… (bravo ! bravo !) ; si elle se campe dans une capitale fortifiée ; si elle se défie de la nation organisée en milices civiques et la désarme peu à peu comme un vaincu ; si elle caresse l’esprit militaire, à la fois si nécessaire et si dangereux à la liberté dans un pays continental et brave comme la France ; si, sans attenter ouvertement à la volonté de la nation, elle corrompt cette volonté, et achète, sous le nom d’influences, une dictature d’autant plus dangereuse qu’elle aura été achetée sous le manteau de la constitution… (applaudissements) ; si elle parvient à faire d’une nation de citoyens une vile meute de trafiquants, n’ayant conquis leur liberté au prix du sang de leurs pères que pour la revendre aux enchères des plus sordides faveurs… (bravos) ; si elle fait rougir la France de ses vices officiels, et si elle nous laisse descendre, comme nous le voyons en ce moment même dans un procès déplorable, si elle nous laisse descendre jusqu’aux tragédies de la corruption… (vive sensation) ; si elle laisse affliger, humilier la nation et la postérité par l’improbité des pouvoirs publics ; elle tomberait, cette royauté, soyez-en sûrs ! elle tomberait non dans son sang, comme celle de 89, mais elle tomberait dans son piège ! Et après avoir eu les révolutions de la liberté et les contre-révolutions de la gloire vous auriez la révolution de la conscience publique, et la révolution du mépris ! (Long applaudissement.)

[…]

J’ai dit, il y a quelques années, à la tribune, un mot qui a fait le tour du monde, et qui m’a été mille fois rapporté depuis par tous les échos de la presse. J’ai dit un jour : « La France s’ennuie ! » Je dis aujourd’hui : « La France s’attriste ! » Qui de nous ne sent en lui-même la vérité de ce mot ? (Oui ! oui !) Qui de nous ne porte sa part de la tristesse générale ? (Oui, oui ! tous ! tous !) Un malaise sourd couve dans le fond des esprits les plus sereins, on s’entretient à voix basse depuis quelque temps, chaque citoyen aborde l’autre avec inquiétude, tout le monde a un nuage sur le front. Prenez-y garde, c’est de ces nuages que sortent les éclairs pour les hommes d’État, et quelquefois aussi les tempêtes. (Bravos réitérés.)

Œuvres complètes de Lamartine, t. 38, Mémoires politiques, II, 1863, pp. 20-23.

Joseph Reinach, L’éloquence française, depuis la Révolution jusqu’à nos jours, 1894, p. 225.

Félix Hémon, Cours de littérature, à l’usage des divers examens, 1889-1906, p. 66.

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« Quand la France s’ennuie… », Le Monde (15 mars 1968)

Ancien rédacteur en chef de L’Express, Pierre Viansson-Ponté est chef du service politique du Monde depuis mai 1958. Sa chronique reprend un mot de Lamartine — et « qui a fait le tour du monde ». Publiée un mois et demi avant les événements de mai 1968, elle n’en constitue pas l’annonce : les préoccupations des étudiants français, selon le chroniqueur, restent alors très anodines…

N.B. : le découpage est celui de Pierre Milza, Sources de la France du XXe siècle, Paris, 1997, pp. 415-416.

Ce qui caractérise actuellement notre vie publique, c’est l’ennui. Les Français s’ennuient. Ils ne participent ni de près ni de loin aux grandes convulsions qui secouent le monde, la guerre du Vietnam les émeut, certes, mais elle ne les touche pas vraiment. […]

Le conflit du Moyen-Orient a provoqué une petite fièvre au début de l’été dernier : la chevauchée héroïque remuait des réactions viscérales, des sentiments et des opinions ; en six jours, l’accès était terminé.

Les guérillas d’Amérique latine et l’effervescence cubaine ont été, un temps, à la mode ; elles ne sont plus guère qu’un sujet de travaux pratiques pour sociologues de gauche et l’objet de motions pour intellectuels. Cinq cent mille morts peut-être en Indonésie, cinquante mille tués au Biafra, un coup d’État en Grèce, les expulsions du Kenya, l’apartheid sud-africain, les tensions en Inde : ce n’est guère que la monnaie quotidienne de l’information. La crise des partis communistes et la révolution culturelle chinoise semblent équilibrer le malaise noir aux États-Unis et les difficultés anglaises.

De toute façon, ce sont leurs affaires, pas les nôtres. Rien de tout cela ne nous atteint directement : d’ailleurs la télévision nous répète au moins trois fois chaque soir que la France est en paix pour la première fois depuis bientôt trente ans et qu’elle n’est ni impliquée ni concernée nulle part dans le monde.

La jeunesse s’ennuie. Les étudiants manifestent, bougent, se battent en Espagne, en Italie, en Belgique, en Algérie, au Japon, en Amérique, en Égypte, en Allemagne, en Pologne même. Ils ont l’impression qu’ils ont des conquêtes à entreprendre, une protestation à faire entendre, au moins un sentiment de l’absurde à opposer à l’absurdité, les étudiants français se préoccupent de savoir si les filles de Nanterre et d’Antony pourront accéder librement aux chambres des garçons, conception malgré tout limitée des droits de l’homme. […]

Quant aux jeunes ouvriers, ils cherchent du travail et n’en trouvent pas. Les empoignades, les homélies et les apostrophes des hommes politiques de tout bord paraissent à tous ces jeunes, au mieux plutôt comiques, au pire tout à fait inutiles, presque toujours incompréhensibles. […]

Le général de Gaulle s’ennuie. Il s’était bien juré de ne plus inaugurer les chrysanthèmes et il continue d’aller, officiel et bonhomme, du Salon de l’agriculture à la Foire de Lyon. Que faire d’autre ? […]

Seuls quelques centaines de milliers de Français ne s’ennuient pas : chômeurs, jeunes sans emploi, petits paysans écrasés par le progrès, victimes de la nécessaire concentration et de la concurrence de plus en plus rude, vieillards plus ou moins abandonnés de tous. Ceux-là sont si absorbés par leurs soucis qu’ils n’ont pas le temps de s’ennuyer, ni d’ailleurs le cœur à manifester et à s’agiter. Et ils ennuient tout le monde. La télévision, qui est faite pour distraire, ne parle pas assez d’eux. Aussi le calme règne-t-il. […]

Cet état de mélancolie devrait normalement servir l’opposition. Les Français ont souvent montré qu’ils aimaient le changement pour le changement, quoi qu’il puisse leur en coûter. Un pouvoir de gauche serait-il plus gai que l’actuel régime ? La tentation sera sans doute de plus en plus grande, au fil des années, d’essayer, simplement pour voir, comme au poker. L’agitation passée, on risque de retrouver la même atmosphère pesante, stérilisante aussi. […]

Dans une petite France presque réduite à l’Hexagone, qui n’est pas vraiment malheureuse ni vraiment prospère, en paix avec tout le monde, sans grande prise sur les événements mondiaux, l’ardeur et l’imagination sont aussi nécessaires que le bien-être et l’expansion. Ce n’est certes pas facile. L’impératif vaut d’ailleurs pour l’opposition autant que pour le pouvoir. S’il n’est pas satisfait, l’anesthésie risque de provoquer la consomption. Et à la limite, cela s’est vu, un pays peut aussi périr d’ennui.

Pierre Viansson-Ponté, « Quand la France s’ennuie… », Le Monde, 15 mars 1968.

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« Le jour où… Viansson-Ponté réinventa la chronique politique »

Lorsque paraît, le 15 mars 1968, sa fameuse chronique intitulée « Quand la France s’ennuie », la plupart des journalistes du Monde n’y prêtent guère attention. Dans les conférences de rédaction, Viansson ne semble pas prévoir plus que les autres que cette « agitation », comme l’indique le bandeau qui coiffe les articles du quotidien, deviendra une révolte. « Les étudiants manifestent, bougent, se battent en Espagne, en Italie, en Belgique, en Algérie, au Japon, en Amérique, en Egypte, en Allemagne, en Pologne même, constate Viansson. Ils ont l’impression qu’ils ont des conquêtes à entreprendre, une protestation à faire entendre, au moins un sentiment de l’absurde à opposer à l’absurdité. » Avant d’ironiser : « Les étudiants français se préoccupent de savoir si les filles de Nanterre et d’Antony pourront accéder librement aux chambres des garçons, conception malgré tout limitée des droits de l’homme. » On ne comprendra qu’après que cette façon de mêler société et politique, psychologie des foules et air du temps a fait de lui le chroniqueur de l’époque !

Raphaëlle Bacqué, « Le jour où… Viansson-Ponté réinventa la chronique politique », Le Monde, 23 juillet 2014.

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