8 mars 1918. — « Je fais la guerre » : discours de Clemenceau devant la Chambre des députés


Clemenceau s’exprime devant la Chambre des députés, le 8 mars 1918, après la signature des traités de Brest-Litovsk (9 février et 3 mars) et des préliminaires de paix de Buftea (5 mars). Il répond à une interpellation d’Émile Constant, député radical de Gironde, sur l’instruction du procès Bolo, mais s’adresse avant tout au groupe socialiste — après une brève intervention de Pierre Renaudel, député socialiste du Var — et justifie sa politique de guerre. De très vifs échanges l’opposent au groupe socialiste : « la classe ouvrière n’est pas votre propriété », « vous n’êtes qu’une église », etc. La presse du lendemain en témoigne : selon L’Humanité, « M. Clemenceau interpelle le parti socialiste » ; selon Le Gaulois, « M. Clemenceau riposte et terrasse ses adversaires » ; selon Le Rappel et Le XIXe siècle, « il constate officiellement sa scission avec les socialistes ». On trouvera ci-dessous la fin du discours : « Ma politique étrangère et ma politique intérieure, c’est tout un. Politique intérieure, je fais la guerre ; politique extérieure, je fais toujours la guerre… »


« M. Clemenceau à la tribune de la Chambre, le 11 novembre 1918 », L'Illustration, 16-23 novembre 1918

On dit : « Nous ne voulons pas la guerre, mais il nous faut la paix le plus tôt possible. »

Ah ! moi aussi j’ai le désir de la paix le plus tôt possible et tout le monde la désire, il serait un grand criminel celui qui aurait une autre pensée, mais il faut savoir ce qu’on veut. Ce n’est pas en bêlant la paix qu’on fait taire le militarisme prussien. (Vifs applaudissements à gauche, au centre et à droite.) Tout à l’heure M. Constant me lançait une petite pointe sur mon silence en matière de politique étrangère. Ma politique étrangère et ma politique intérieure, c’est tout un. Politique intérieure, je fais la guerre ; politique extérieure, je fais toujours la guerre. Je fais toujours la guerre. (Applaudissements sur les mêmes bancs. Mouvements divers.)

M. Pierre Renaudel. — C’est simple !

M. Charles Benoist. — Oui, mais il fallait y penser.

M. Paul Poncet. — Le képi rouge pour les officiers (Bruit.)

M. le président du Conseil. — Je cherche à me maintenir en confiance avec nos Alliés. La Russie nous trahit, je continue de faire la guerre. La malheureuse Roumanie est obligée de capituler : je continue de faire la guerre, et je continuerai jusqu’au dernier quart d’heure. (Vifs applaudissements à gauche, au centre et à droite. Interruptions sur les bancs du parti socialiste.)

M. André Lebey. — Tout le monde le pense.

M. le président du Conseil. — Tout le monde le pense, dites-vous ?

M. André Lebey. — Oui.

M. le président du Conseil. — Je vous demande pardon ; j’ai lu dans les journaux un dialogue entre M. Renaudel et M. Longuet, et j’ai constaté que tous les deux ne pensaient pas, sur la paix, de la même façon.

M. Jean Longuet. — Et alors ?

M. le président du Conseil. — Alors, ne me dites pas que tout le monde est d’accord puisque, moi, je vous prouve que vous n’êtes pas d’accord. (Très bien, très bien !)

M. Jean Longuet. — Sur quels points ?

M. le président du Conseil. — Je vous répondrai, Monsieur Longuet ; je ne peux pas dire tout à la fois.

M. Jean Longuet. — Ici personne n’est pour la paix à tout prix ! (Bruit.)

M. le président du Conseil. — Enfin, puisque vous m’y contraignez, je vais vous poser une question ce sera la dernière et elle sera bien claire.

De quoi s’agissait-il entre vous au congrès national ? De savoir si vous voteriez les crédits de la guerre. (Interruptions sur les bancs du parti socialiste.)

Si vous voulez, au nom de la liberté, m’interdire de parler, je vais descendre de la tribune… (Exclamations sur les bancs du parti socialiste.)

M. le président. — Messieurs, il faut que cela finisse ; vous ne voudrez pas qu’on puisse dire que vous avez étouffé la discussion. (Très bien ! Très bien !)

M. le président du Conseil. — …de quoi s’agissait-il dans ce congrès ? De savoir si demain vous voteriez ou non les crédits de guerre.

Eh bien ! La responsabilité de chacun de vous dans cette enceinte est celle-ci : chaque homme doit toujours voter comme s’il dépendait de lui de faire la majorité. (Très bien ! Très bien !) Et, s’il y a ici des hommes qui s’apprêtent demain, comme on l’affirme déjà, comme ils le proclament eux-mêmes, à voter contre les crédits de la guerre, c’est qu’ils désirent que l’unanimité de la Chambre vote contre les crédits de la guerre. (Très bien ! Très bien ! au centre et à droite.)

M. Parvy (s’adressant à la droite). — Est-ce que vous voulez la guerre éternelle, vous ? (Exclamations droite et au centre. — Bruit.)

M. de Gailhard-Bancel. — Nous avons payé assez cher pour qu’elle ne se termine pas par une défaite. (Très bien ! Très bien !)

M. le président du Conseil. — Qu’avant la guerre quelques-uns d’entre vous, superidéalistes, aient pu noblement espérer qu’en refusant les crédits de la guerre, cet exemple serait suivi de l’autre côté du Rhin, et qu’ainsi ils pourraient procurer le désarmement universel, je le comprends.

Je n’étais pas des vôtres, mais on ne peut pas toujours faire la part de l’idéalisme, et je comprends que certains d’entre vous se soient résolus à ce suprême sacrifice dans l’espoir de la contagion d’une formule qui amènerait la cessation de la guerre dans l’humanité. Mais aujourd’hui où est votre excuse ? Vous avez fait l’expérience de la portée contagieuse de votre idéalisme. Vous savez comment il vous a été répondu de l’autre côté du Rhin. Pendant que quelques-uns d’entre vous obtenaient, je ne vous en blâme pas, qu’au début de la guerre on reculât la ligne de nos soldats pour retarder l’heure du conflit, afin qu’il fût bien établi que ce n’était pas nous qui avions la responsabilité de la guerre.

M. René Viviani. — Voulez-vous me permettre de vous interrompre, Monsieur le Président du Conseil ?

Sur divers bancs. – Parlez ! Parlez !

M. René Viviani. — Je tiens à le dire et je suis heureux que, sur ce point, je n’aie à répondre qu’à vous, que jamais le parti socialiste n’a fait auprès de moi la moindre démarche. C’est dans son indépendance et sous sa pleine responsabilité que le gouvernement, dont j’étais le chef, a pris le 31 juillet, cette décision dont je prends, s’il est nécessaire, toute la responsabilité. (Vifs applaudissements sur les bancs du parti socialiste.)

M. le président du Conseil. — J’enregistre avec grand plaisir les paroles de M. Viviani qui lui font le plus grand honneur. Il me permettra, cependant, de dire qu’à l’époque, les journaux socialistes ne se sont pas fait faute de dire, il peut se rappeler, qu’ils l’avaient conseillée. (Bruit.)

M. Pierre Renaudel. — Des phrases extrêmement importantes sont prononcées, nous voudrions bien les entendre.

M. le président. — Il est en effet très regrettable que le bruit couvre parfois la parole de l’orateur.

M. le président du Conseil. — J’ai dit que je félicitais M. Viviani de la mesure qu’il avait prise. Je l’avais déjà fait entrevoir auparavant et il le reconnaît. Je lui rappelle, cependant, qu’à cette époque tous les journaux socialistes avaient recommandé cette mesure.

M. Jean Longuet. — Non pas « recommandé », approuvé.

M. le président du Conseil. — « Approuvé », si vous voulez. Il n’y avait rien dans mon esprit qui fût de nature à diminuer l’acte excellent de son autorité.

M. Pierre Renaudel. — Voulez-vous me permettre de préciser sur ce point ?… (Bruit.)

M. le président du Conseil. — Soyez tranquille, j’aurai bientôt fini.

Je comprends, dis-je, que vous ayez pu espérer du désintéressement héroïque, je veux bien le dire, de votre idéalisme, l’exemple d’une contagion qui ne s’est pas produite. La faute serait aujourd’hui de vouloir reprendre une tentative qui est si cruellement démentie par l’évidence des faits. (Très bien ! Très bien !)

Mais votre programme, le programme des minoritaires et des majoritaires. — Je ne sais pas ce qu’on entend par minoritaire ou majoritaire dans un parti unifié. (Exclamations sur les bancs du parti socialiste. Très bien ! Très bien !)

La tentative de paix démocratique par l’effet de la persuasion sur les révolutionnaires allemands, eh bien ! elle a été faite ; elle a été faite par la Russie. (Très bien ! Très bien !) Ce sont vos amis qui l’ont tentée, je ne les ai pas combattus quand ils étaient au pouvoir, je les ai même encouragés. Qu’est-ce qu’ils ont donné à ce moment-là ? Kerensky voulait faire la guerre et prononçait des discours de guerre. Aujourd’hui Kerensky a disparu. Depuis longtemps Trotsky et Lénine ont abordé au grand quartier général allemand avec ces mots : « Nous voulons faire une paix démocratique. » Et on a vu s’asseoir à la même table un prince régent de Bavière, ou un prince quelconque, deux révolutionnaires et une femme révolutionnaire, qui sortait de prison condamnée pour avoir tué un colonel. On a voulu faire une paix démocratique, tout le monde était d’accord. Vous savez ce qu’elle est devenue.

Et quand vous continuez, par habitude, à nous demander nos buts de guerre, alors que nous les avons ressassés à l’infini, alors que des discours de MM. Pichon, Lloyd George et du président Wilson sont identiques sur tous les points, demandez donc aux Allemands quels sont leurs buts de guerre ! (Applaudissements.)

Ils ne vous les diront pas. Ils n’ont pas besoin de vous les dire, les faits parlent assez haut l’Ukraine, l’Esthonie, la Courlande, la Livonie, la Lithuanie, la Finlande, la Russie en morceaux, sous le talon du vainqueur, alors qu’on cherche le peuple russe en quelque manifestation d’indépendance, de résistance à l’envahisseur. On se dit qu’il doit y avoir cependant, dans ce pays, des citoyens ayant le sentiment de la patrie, le dernier refuge de l’idéalisme humain, et quand nous attendons anxieusement ce cri de patriotisme, rien ne répond que le silence.

Sur les bancs du parti socialiste. — L’Ukraine, Monsieur le Président du Conseil.

M. le président du Conseil. — Voilà l’objet de la tentative que l’on espère provoquer ici en refusant les crédits militaires. Voilà une question digne de la Chambre on ne s’étonnera pas qu’elle soit aujourd’hui posée elle l’est par moi. (Applaudissements.)

Pour ce qui me concerne, je n’en connais pas d’autre. Si je fais des procès, je l’ai dit, dès le premier jour, j’ai déclaré que la justice passerait. Elle passe aujourd’hui…

M. Marcel Moutet. — Nous verrons si c’est la justice.

M. le président du Conseil. — Oui, nous verrons. Vous devez commencer à la voir et nous irons jusqu’au bout.

M. Paul Poncet. — Votre tour viendra.

M. le président du Conseil. — Dans cette tâche presque aussi dure que celle que nos braves soldats sont en train d’accomplir, nous irons jusqu’au bout, dans la répression de la trahison, jusqu’au bout dans la voie de l’action militaire. Rien ne nous arrêtera ni ne nous fera fléchir. Quant à votre programme, si sept ou huit hommes se levaient ici pour dire : je refuse les crédits militaires, voilà qui serait une belle question à discuter. Je demande à ceux qui ont l’intention de voter contre les crédits militaires de se compter sur un ordre du jour. (Réclamations sur les bancs du parti socialiste. Vifs applaudissements répétés à gauche, au centre et à droite, et le président du Conseil, de retour à son banc, reçoit les félicitations de ses collègues.)

Le texte du discours dans les Discours de guerre, Gallica-BNF

Le texte du discours dans le Journal officiel de la République française, Débats parlementaires, Chambre des députés, Gallica-BNF

N.B. : le dessin est postérieur ; il représente Clemenceau à la tribune de la Chambre, après la signature de l’armistice, le 11 novembre 1918. L’Illustration des 16-23 novembre 1918, Het Archief-VIAA.


La séance dans Excelsior du 9 mars 1918

« Un grand discours de M. Clemenceau », Excelsior, 9 mars 1918

GALLICA – BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE


La séance dans L’Humanité du 9 mars 1918

« M. Clemenceau interpelle le parti socialiste », L'Humanité, 9 mars 1918

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