Le but final du socialisme selon Eduard Bernstein

Socialisme, communisme et syndicalisme en Allemagne depuis 1875


Membre du SDAP depuis 1872, Eduard Bernstein (1850-1932) s’installe en Suisse à l’été 1878. Après l’adoption d’une loi anti-socialiste par le Reichstag (19 octobre 1878), il est interdit de séjour en Allemagne et demeure en exil pendant une vingtaine d’années. À Zurich, il participe à la création du journal Der Sozialdemokrat (28 septembre 1879) avant de le diriger, de 1881 à 1890. Expulsé de Suisse en 1888, il rejoint Londres, où il noue des relations étroites avec Friedrich Engels (1820-1895) — Karl Marx (1818-1883) est mort depuis 1883. Co-rédacteur du programme d’Erfurt (14-20 octobre 1891), il se signale par la publication, à partir de 1896, dans la revue Die Neue Zeit, d’une série d’articles intitulée Problèmes du socialisme. Le texte qu’il publie le 19 janvier 1898 marque le début de la querelle révisionniste. Le but final du socialisme n’est rien, écrit-il, le mouvement est tout.

Die Neue Zeit, Jg. 16/1 (1897/98)

Das Endziel ist mir gar nichts, die Bewegung alles

Ich gestehe es offen, ich habe für das, was man gemeinhin unter “Endziel des Socialismus” versteht, ausserordentlich wenig Sinn und Interesse. Dieses Ziel, was immer es sei, ist mir gar nichts, die Bewegung alles. Und unter Bewegung verstehe ich sowohl die allgemeine Bewegung der Gesellschaft, d.h. den socialen Fortschritt, wie die politische und wirtschaftliche Agitation und Organisation zur Bewirkung dieses Fortschritts.

Eduard Bernstein, “Der Kampf der Sozialdemokratie und die Revolution der Gesellschaft. 2. Die Zusammenbruchs-Theorie und die Kolonialpolitik”, Die Neue Zeit, Jg. 16/1 (1897/98), S. 556.

The final goal is nothing, the movement is everything

I frankly admit that I have extraordinary little feeling for, or interest in, what is usually termed “the final goal of socialism”. This goal, whatever it may be, is nothing to me, the movement is everything. And by movement I mean both the general movement of society, i.e. social progress, and the political and economic agitation and organisation to bring about this progress.

Eduard Bernstein, “The Struggle of Social Democracy and the Social Revolution: 2. The Theory of Collapse and Colonial Policy”, Die Neue Zeit, 19 January 1898, in Marxism and Social Democracy: The Revisionist Debate, 1896-1898, Cambridge University Press, 1988, pp. 168-169.

Le but final n’est rien, le mouvement est tout

J’accorde que je ne me préoccupe guère de ce qu’on entend par le « but final du socialisme ». Ce but, quel qu’il soit, ne m’intéresse pas : le mouvement est tout. Et par mouvement j’entends aussi bien le mouvement général de la société, c’est-à-dire le progrès social, que la propagande et l’organisation économique pour favoriser ce progrès.

Eduard Bernstein, cité dans Le Devenir social, tome IV, janvier à décembre 1898, no 4, avril 1898, p. 368.

Dans un article de la revue Histoire@Politique, Emmanuel Jousse donne du même passage la traduction suivante :

J’avoue que ce que l’on comprend d’ordinaire par « but final du socialisme » a pour moi extraordinairement peu de sens et d’intérêt. Ce but, quel qu’il soit, n’est rien du tout pour moi, le mouvement est tout. Et par mouvement j’entends aussi bien le mouvement général de la société, c’est-à-dire le progrès social, que l’agitation politique et économique et l’organisation pour l’obtention de ce progrès.

Emmanuel Jousse, « La tentation révisionniste et la construction d’un réformisme français », Histoire@Politique, no 13, janvier-avril 2011.


La lettre de Bernstein au congrès de Stuttgart

Dans l’avant-propos à l’édition allemande de son livre Les présupposés du socialisme et les devoirs de la social-démocratie (Stuttgart, 1899) — traduction française d’Alexandre Cohen, sous le titre Socialisme théorique et social-démocratie pratique, Paris, 1900 — Bernstein reproduit une lettre adressée à ce sujet au congrès de Stuttgart (3-8 octobre 1898).

Eduard Bernstein, Socialisme théorique et social-démocratie pratique

Certaines personnes ont prétendu que la conclusion pratique de ma façon de voir, serait le renoncement à la conquête du pouvoir politique par le prolétariat politiquement et économiquement organisé.

C’est là une conclusion absolument arbitraire, dont je nie catégoriquement la justesse.

Je me suis opposé à la propagation de l’idée que l’écroulement de la société bourgeoise fût proche, que la social-démocratie doive régler sa tactique sur cette grande catastrophe sociale imminente et, éventuellement, l’y subordonner. […]

L’aggravation de la situation économique ne s’est pas effectuée comme l’avait prédit le Manifeste. Il est, non seulement inutile, mais très sot même de dissimuler ce fait. Le nombre des possédants n’a pas diminué, mais grandi. […]

Dans le domaine politique, nous voyons disparaître petit à petit les privilèges de la bourgeoisie capitaliste devant les progrès des institutions démocratiques.[…]

Mais plus les institutions politiques des nations modernes se démocratisent, plus aussi la nécessité et l’éventualité des grandes catastrophes politiques disparaissent. […]

Et comme je suis absolument convaincu qu’il est impossible de sauter des périodes importantes dans l’évolution des peuples, j’attache la plus grande signification aux devoirs présents de la social-démocratie, à la lutte pour les droits politiques des ouvriers, à l’activité politique des ouvriers dans l’intérêt de leur classe, ainsi qu’à l’œuvre de leur organisation économique. C’est en ce sens que j’ai écrit à un moment donné que, pour moi, le mouvement était tout et que ce qu’on appelle habituellement le but final du socialisme n’était rien. […]

La conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière, l’expropriation des capitalistes, ne sont pas, en elles-mêmes, des buts finaux, mais des moyens seulement pour la réalisation de certains efforts et buts déterminés. Comme telles, elles font partie du programme de la social-démocratie et ne sont combattues par personne. On ne peut rien prédire, quant aux circonstances dans lesquelles se fera leur réalisation. On ne peut que combattre pour cette réalisation.

Mais pour pouvoir conquérir le pouvoir politique, il faut des droits politiques et la plus importante des questions de tactique, que la social-démocratie allemande a à résoudre actuellement, me parait être celle du meilleur moyen d’élargir les droits politiques et économiques des ouvriers allemands.

Lettre d’Eduard Bernstein au congrès de Stuttgart (1898) in Eduard Bernstein, Socialisme théorique et social-démocratie pratique, Paris, 1900.


Bernstein cité par Clemenceau à la Chambre en 1906

En 1906, devant la Chambre des députés, dans la célèbre discussion qui l’oppose à Jaurès (12-19 juin 1906), Clemenceau, alors ministre de l’Intérieur, s’appuie sur la traduction française des Présupposés du socialisme et reprend la formule de Bernstein sur le but et le mouvement (19 juin). On trouvera ci-dessous le début souvent cité de la réponse (18 juin) suivi du passage dans lequel Clemenceau cite Bernstein (19 juin).

Le duel Clemenceau-Jaurès, La Presse, 20 juin 1906

La Presse, 20 juin 1906.

GALLICA – BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE

Messieurs, interpellé directement et personnellement par l’honorable M. Jaurès, je veux d’abord rendre pleinement hommage à la noble passion de justice sociale qui anime si magnifiquement son éloquence. D’un irrésistible mouvement d’idéalisme, il veut l’humanité heureuse, et nous sommes témoins que rien ne lui coûte pour assurer ce bonheur.

Aux accords de sa lyre, Amphion, modestement, élevait les murailles de Thèbes. À la voix de M. Jaurès, un bien plus grand miracle s’accomplit : il parle, et toute l’organisation historique des sociétés humaines s’écroule soudainement. (Applaudissements.)

Tout ce que l’homme a conçu de l’ordre social, tout ce qu’il a voulu, tout ce qu’il a réalisé de justice commençante dans la peine, dans la douleur, dans le sang, depuis le jour où il s’est élancé de ses cavernes à la conquête de sa terre, tout l’effort séculaire pour une vie meilleure, tout le progrès acquis au prix d’un labeur qui se chiffre peut-être par des millions d’années, — victoire! — tout cela se résout en poussière, tout cela s’envole en fumée. Et si votre regard veut bien suivre cette fumée dans les cieux, c’est un nouveau prodige, car en nuages somptueux s’étagent des palais enchantés d’où toute misère humaine est bannie ; il n’y a plus qu’à les fixer dans le vent et en asseoir les fondations parmi nous pour que l’œuvre de la Genèse soit à jamais réformée. (Applaudissements.)

Le mal social aura disparu, que Jehovah ne put éliminer de son œuvre. Il ne nous restera que les maux de la condition humaine et cela, je vous jure que c’est assez.

Hélas ! pendant que se déroule ce fastueux mirage aux yeux charmés du nouveau créateur, moi, vacillant mortel, je laboure misérablement dans la plaine et même au plus profond de la vallée, aux prises avec le sol ingrat qui me mesure avarement sa moisson. D’où la différence de nos points de vue que sa bienveillance a tant de peine à me pardonner. (Rires et applaudissements à gauche et au centre.)

Sans doute, M. Jaurès m’a fait la grâce de quelques fleurs, mais j’ai bientôt découvert que c’était pour m’immoler plus pompeusement sur l’autel du collectivisme, après avoir prononcé contre moi une condamnation impitoyable. (Rires et applaudissements sur les mêmes bancs.)

Or je ne me glorifie point d’appartenir à la noble catégorie des victimes résignées qui tendent au fer de Calchas une gorge innocente. (Nouveaux rires et applaudissements.)
Je me débats, je lutte, je me révolte, et quand M. Jaurès m’explique qu’il a conçu de ma politique l’opinion la plus désavantageuse, j’en appelle de ce jugement au Juge supérieur, la Chambre, expression du pays républicain. […]

Vous nous dites que quand les ouvriers seront assez éclairés et assez disciplinés, ils feront le régime collectiviste. C’est possible ; ils en feront peut-être un autre ; en tout cas, nous n’y serons pas, et ils feront le régime qu’il leur plaira. Le plus sûr, c’est de nous mettre d’accord pour les éclairer, pour les éduquer, pour les discipliner. (Applaudissements à gauche.)

J’ai d’ailleurs une autre autorité à citer qui n’est pas moindre, permettez-moi même de vous dire qu’elle est peut-être plus haute encore que la vôtre, c’est celle d’un homme que vous connaissez bien, M. Edouard Bernstein.

M. Edouard Bernstein, dans un livre intitulé : le Socialisme théorique et la Social-démocratie pratique, a écrit ce qui suit :

« Ce que la social-démocratie aura pendant longtemps encore à faire, au lieu de spéculer sur la grande catastrophe — la grande catastrophe de Karl Marx, la révolution — c’est d’organiser politiquement, et de préparer pour la démocratie la classe ouvrière et de lutter pour toutes les réformes dans l’État propres à relever la classe ouvrière et à transformer l’institution de l’État dans un sens démocratique… » (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche.)

Il n’y a rien là qui ne soit simplement un exposé de la doctrine républicaine.

« … Et comme je suis absolument convaincu qu’il est impossible de sauter des périodes importantes dans l’évolution des peuples, j’attache la plus grande signification au devoir présent de la social-démocratie, à la lutte pour les droits politiques des ouvriers, à l’activité politique des ouvriers dans l’intérêt de leur classe ainsi qu’à l’œuvre de leur organisation économique. C’est en ce sens que j’ai écrit à un moment donne que pour moi le mouvement était tout, et que ce qu’on appelle habituellement le but final du socialisme n’était rien. » (Mouvements divers.)

Nous voici pleinement d’accord. (On rit.) Le but final du socialisme n’est rien, et le mouvement dans la direction d’une justice sociale est tout. (Applaudissements à gauche.) C’est un des vôtres qui le dit. Eh bien, c’est le programme du parti radical, et je crois pouvoir dire que c’est le programme même du Gouvernement. (Très bien ! très bien ! à gauche.)

Journal officiel de la République française. Débats parlementaires. Chambre des députés, 19 juin 1906, p. 1994 et 20 juin 1906, p. 2010.